Samedi matin, 10 heures. Paul est venu avec une faux et coupe les grandes herbes sous les arbres, histoire de dégager l'espace. « On va installer la cuisine là où ce n'est pas cultivé ». Les jardins sont plus bas, au fond d'un léger talweg qu'alimente une source que Claire, qui habite le quartier depuis quelques années, a découverte il y a peu. « Cette source, ils l'ont saccagée », dit Brice qui vient de déménager son potager. L'ancien était le long d'un mur du vieux cimetière juif dont il a entendu dire qu'une extension était envisagée. Il a préféré prendre les devants.
« Ils », ce sont les entreprises qui ont effectué les fouilles d'archéologie préventive. De la terre a été remuée et des tranchées ont été creusées, puis remblayées. Un peu de remblai a modifié les abords de la source. Un tuyau en sort quand même. Il alimente des tonneaux alignés au bord de plusieurs jardins. L'eau est aussi récupérée à partir des toits des cabanes.
La terre est bonne, profonde, nourricière. On est aux Vaîtes, l'un des derniers quartiers de Besançon où se pratique encore l'horticulture et le maraîchage. A l'ouest, la rue de Charigney et ses immeubles d'une douzaine d'étages aux pieds desquels on trouve des petits collectifs et des maisons individuelles. Au nord et à l'est, la colline que surplombe le fort Benoît. Au sud, les confins des Chaprais et du bas des Clairs-Soleils.

Deux heures plus tard, entre les arbres et la rue de Charigney, Paul participe au défrichement d'une parcelle à la grelinette. « Le terrain a été tout retourné par les engins, ils ont remonté l'argile orange du fond. Normalement, la terre de surface est noire, avec de l'humus, travaillée par les racines des plantes... ». Pour la rendre plus fertile, il a amené du fumier, en a proposé aux jardiniers voisins qui ne sont pas fait prier pour se servir...
« J'avais deux pêchers, ils les ont coupés... »
C'est ce qu'a fait Mathilde. Habitant Montrapon, à l'autre bout de la ville, cette dame d'un certain âge entretient depuis plus de dix ans quelques ares de potager bio. Elle nous fait visiter un petit univers très organisé : choux de lapin, plantes aromatiques, légumes, fleurs... Elle récupère l'eau du toit et s'est même fait installer des toilettes sèches. Sans se plaindre, elle constate les dégâts des engins : « j'avais deux pêchers, ils les ont coupés... ».

Au milieu donc, un vaste espace de serres et de jardins, des prairies et de petits bois. La municipalité a prévu d'y construire plus de mille logements, une école, des commerces. Le chantier doit s'étaler de la fin de cette année à 2028. Elle est devenue propriétaire de l'ensemble après de longues tractations ayant suivi une vive polémique avec les riverains.
Le projet s'inscrit dans une vision d'ensemble reposant sur quelques mots clés. Il s'agit de densifier la ville afin d'éviter l'étalement urbain consommateur d'espace et coupable d'artificialiser les sols. Il s'agit aussi pour le maire Jean-Louis Fousseret de « ne pas augmenter les impôts locaux, mais de multiplier le nombre de taxes d'habitation ». Il l'a répété lors du dernier conseil municipal, jeudi 12 mai à l'occasion d'un débat sur le logement.
« C'est de la spéculation. Quand ça s'arrête,
comme en Espagne, ça s'effondre... »
L'urbanisation des Vaîtes n'est pas le seul instrument de cette politique qui comprend d'autres projets de construction ou de réhabilitation. Pour Claire Arnoux, qui milite à Attac, les programmes immobiliers qui ont poussé dans la ville témoignent au contraire d'une fuite en avant : « C'est de la spéculation. Quand ça s'arrête, comme en Espagne, ça s'effondre... »

En février 2014, une enquête de France 3 avait montré que Besançon était en surchauffe immobilière. Les promoteurs auraient insisté auprès du maire pour qu'il demande, et obtienne avec l'aval de la préfecture, une dérogation afin que la ville puisse bénéficier de la manne de la défiscalisation des investissements locatifs. Selon la chaîne publique, 115 millions d'euros d'argent public ont ainsi aidé en dix ans les constructeurs à bâtir des immeubles dont les logements auraient été invendables sans subvention.
Jean-Louis Fousseret veut « faire rêver les investisseurs
pour qu'ils aient envie de venir ici »
La politique libérale de la dernière décennie consistant à transférer des moyens du mouvement HLM vers les promoteurs a été poursuivie par les gouvernements Hollande. Jean-Louis Fousseret ne s'en offusque d'ailleurs pas quand il déclare vouloir « faire rêver les investisseurs pour qu'ils aient envie de venir ici ». Il appuie son propos sur les travaux de deux bureaux d'études dont la synthèse a introduit le débat municipal : Adéquation et Guy-Tayeb-Conseil.
Travaillant à l'interface des collectivités locales et des opérateurs immobiliers, leur conclusion est que la ville a besoin d'environ 500 à 550 logements neufs par an. C'est, expliquent-ils, le seuil permettant d'avoir, à population constante, un marché du logement absorbant les décohabitations de jeunes de leurs parents, et la tendance est à la réduction de la taille des ménages.

« Les opérateurs ont besoin être rassurés, les EPIC
La droite municipale dubitative
Jean-Louis Fousseret conclut : « cette étude, Bouygues, Vinci, Eiffage vont la lire... » Et à coup sûr venir construire à Besançon ? Du moins l'espère-t-il. Les promoteurs privés ne devraient pas être les seuls, car, précise la consultante d'Adéquation, « les projets sous initiative et maîtrise publique représentent 40% du potentiel de production de logements des 15 prochaines années. C'est suffisant pour répondre aux besoin des ménages, et les volumes sont suffisants pour négocier avec les opérateurs immobiliers ». Ce qui tombe vraiment bien, puisque c'est l'autre métier des deux bureaux d'études !

Il existe cependant d'autres visions de l'urbanisme et du logement. La droite municipale veut les lier à l'économie et au contexte géo-politique régional : « Je suis dubitatif car cette étude a été faite avant la fusion des régions et le choix de la capitale », dit Jacques Grosperrin. Du coup, la sur-représentation des fonctionnaires à Besançon par rapport aux villes comparables (45% des emplois contre 41%) rendrait la ville démographiquement plus fragile en cas de nombreux départs à Dijon.
Le chef de l'opposition municipale pointe aussi le « marché immobilier atone constaté par les agences immobilières et les notaires ». Son collègue Pascal Bonnet se demande également si « cautionner le choix de nombreux logements neufs » ne se fait pas détriment du parc immobilier existant : « que va-t-on faire des immeubles des années 50, 60 et 70 ? »

Comme en écho, cette question est prolongée samedi soir lors du premier débat qui se tient dans la foulée de l'occupation du petit bout des Vaîtes par les défricheurs et... Nuit debout : « démolir des vieux HLM [comme aux 408] afin de construire pour percevoir des impôts locaux consiste à démolir un quartier à forte valeur écologique », dit une jeune femme. Une autre dit sa perplexité en constatant que chaque tour proche du site occupé a « cinq ou six appartements à vendre ».
« Un argument de la ville est qu'il faut
attirer des gens de la périphérie,
mais on fait quoi de leurs maisons ? »
Et si une des questions posée était celle d'un investissement public massif dans la rénovation énergétique dans une perspective de confort sonore, mais aussi de reconquête des espaces partagés ? Claire Arnoux pointe aussi une contradiction de taille : « un argument de la ville est qu'il faut attirer des gens de la périphérie, mais on fait quoi de leurs maisons ? » La question montre que la problématique s'inscrit dans une histoire complexe : de nombreuses personnes ont fui la ville-centre et ses prix de foncier prohibitifs, mais aussi pour accéder à la verdure. Si celle-ci se restreint en ville, auront-ils envie d'y venir ?

Dans cette histoire, la bonne échelle n'est pas la ville, mais l'agglomération qui a gagné plus de 50.000 habitants en une trentaine d'années, poussant les divers décideurs publics à se lancer dans des aménagements perpétuels en termes d'infrastructures (réseaux, transports, etc) dont une conséquence est l'augmentation de la consommation d'énergie, de temps, d'espace. L'Agence d'urbanisme de l'agglomération bisontine souligne ainsi dans son rapport d'activités 2015 que la CAGB a vu 1157 hectares artificialisés entre 2001 et 2010, la moitié étant consacrée aux habitations, un tiers aux activités, et 14% aux voies de communication.
Ce rapport indique que 904 hectares ont été pris à l'agriculture et 424 sur la forêt. Dans le même temps, 49 hectares agricoles sont devenus forestiers et les espaces naturels ont gagné 171 hectares, mais parmi ceux-ci apparaissent des « espaces délaissés » le long de la LGV et des rocades... Il n'est pas indiqué si ces espaces naturels délaissés sont ou non pollués par les résidus de la circulation routière.

La CAGB a donc vu la part de sa superficie artificielle passer dans la première décennie du siècle de 10% à 12%. Là sont les enjeux majeurs qu'entendent souligner les occupants des Vaîtes. Comment vont-ils s'y prendre ? Pour le moment, ils inventent. Ils ont commencé à défricher et entendent cultiver, mettant l'accent sur l'agriculture urbaine, mais aussi sur une nouvelle économie de subsistance pour temps économiques perturbés. Ce faisant, ils sont plusieurs à faire le lien avec la mobilisation contre la loi travail. C'est le cas de Celia et Alexis, étudiants en bac pro forêt. Après avoir planté leur tente sur un carré d'herbe fauché, ils ont créé un bout de jardin et repiqué de la sauge, de la menthe, des oignons, de la salade, des tomates...
« On est parti pour s'installer, mais aussi pour participer à un lieu d'échanges », dit Alexis qui participe à Nuit debout depuis le début. Célia ajoute : « à la base, il y a la loi travail, le 49-3, et ce qui en découle : la justice ». Le mot ZAD est prononcé, mais chut... car l'AG décidera un peu plus tard de créer une ZAC - zone à cultiver - sur l'espace investi pour s'opposer au projet de la ville. Voir ici sur Facebook.
