Babylone

Suite de la publication des nouvelles reçues pour notre concours "Confiné et après" qui ont obtenues le plus grands nombre de votes du jury.

1-ARTHUR

Arthur sursauta; il y avait longtemps que la sonnette de l’appartement n’avait pas retenti et il mit un moment avant de réaliser. Son père se réveilla difficilement de la petite sieste qu’il commençait à avoir l’habitude de faire, mais Arthur était déjà à la porte. Il n’y avait personne mais il faillit renverser le bocal posé sur le paillasson.

«N’y touche pas!»dit son père qui arriva avec un chiffon et une bombe désinfectante.

«C’est le poisson de la voisine» ajouta-t-il.

On l’appelait « la voisine » à cause de son nom impossible à prononcer et même à lire.

Au milieu des milliers de victimes inconnues de l’épidémie, c’était pour eux la seule vraiment réelle et ils ne savaient pas son nom.

-«Elle est partie à l’hôpital, et j’ai proposé de m’occuper de son poisson; les ambulanciers ont dû le déposer.».

-«On va le garder?» demanda le garçon

-«Il faut espérer que non»

Arthur examina «l’invité»: Multicolore, aux longues nageoires irisées et diaphanes, ce n’était pas un poisson rouge du commun mais père et fils se regardèrent à travers le bocal.

Tout petit, Arthur avait déjà eu un poisson banalement rouge, gagné au loto de l’école maternelle, sans doute mis en lot par une maîtresse inconstante, et baptisé Auguste. Les parents d’Arthur l’avaient installé au milieu du salon, pensant faire plaisir à leur fils, mais ce fut un cauchemar:

Arthur fut pris d’une pitié anxieuse, presque maladive pour le pauvre animal confiné et solitaire, n’ayant comme seul horizon les bibelots hérités de la grand-mère et comme seule compagnie le visage déformé du garçon.

Il essaya même un jour de le libérer dans le caniveau le plus proche mais finit par comprendre qu’Auguste n’était pa fait pour ça et n’y survivrait pas.

Il continua de se lamenter sur la tragique solitude de l’animal, il fit caprice sur caprice et un samedi son père finit par craquer : Auguste fut mis dans un sac plastique et emmené au supermarché .

Devant la porte de l’animalerie, le père avec un sourire gêné mais fataliste, écouta son fils expliquer au vigile qu’Auguste avait besoin de voir du monde et qu’il voulait juste lui faire faire le tour des aquariums. Le vigile compréhensif les laissa entrer.

On ne sait si cette expédition fit du bien au poisson mais Arthur fut beaucoup plus vivable après. Le père lui demanda de ne rien dire à sa mère redoutant des allusions et des fous- rires pendant des mois, puis il finit par oublier mais le garçon conserva cet acte de sauvegarde quelque part au fond de sa mémoire.

Le poisson anonyme de la voisine au nom inconnu s’installa donc dans leur double confinement: cela faisait trois semaines qu’ils étaient tous deux au chômage technique, l’école et l’usine étant fermées et leur tête à tête permanent pendant la journée était chose nouvelle. Les journées étaient longues: ils se réveillaient beaucoup trop tôt et tournaient en rond dans l’appartement – surtout le père- avant d’attaquer les tâches ménagères quotidiennes où Arthur était le plus à l’aise, habitué à aider sa mère.

Restait du temps libre, même après l’heure de sortie légale:le père écoutait les informations à la radio (il aurait trouvé inconvenant d’allumer la télé en plein jour) et Arthur tapotait sur sa console de jeux pendant l’heure qu’il avait négocié avec ses parents; son père dans ces circonstances lui aurait sans doute permis de dépasser la dose autorisée mais Arthur ne demandait rien et respectait le contrat.

Le père qui n’avait jamais eu le temps ni le goût de jouer depuis son apprentissage, accepta de s’y remettre et Arthur ressortit sa batterie de jeux de société. Il fut un ange de patience, expliquant les règles plusieurs fois si nécessaire, attendant patiemment que son père se décide à jouer son tour, le laissant un peu gagner pour l’encourager. Le père finit par se passionner pour les jeux coopératifs, ceux où il fallait ensemble s’échapper d’une île maudite ou reconstruire une civilisation perdue; en ce moment c’était Babylone et ses jardins suspendus.

A 20 heures, malgré son père, Arthur arrêta le jeu et se mit à la fenêtre pour applaudir les personnels de santé. Il avait l’impression d’être le seul de l’immeuble: même son père ne le rejoignait pas , il trouvait hypocrite de ne considérer les autres que quand on en avait besoin.

Le garçon applaudit une minute puis se pencha à la fenêtre pour attendre Corona.

Sa mère n’allait pas tarder même si on ne savait jamais combien de temps sa journée de travail à l’hôpital durait. Il aperçut enfin sa Twingo blanche avec le grand cercle rouge et ses sept pustules censés représenter le virus toujours bien visibles sur le toit de la voiture.

Sa mère n’avait pas voulu qu’on les efface (elle appelait maintenant sa Twingo «Corona»), de mème qu’elle n’avait pas touché aux graffiti orduriers et parfois menaçants tagués dans leur couloir l’accusant de ramener la maladie dans l’immeuble.

  • «Ils ont peur» disait-elle. Arthur s’en apercevait parfois à l’attitude de certains voisins qu’il croisait en allant faire les courses, mais il ne comprenait pas comment la peur pouvait excuser une telle méchanceté. Le père soupçonnait les propriétaires du dernier étage de ces menaces idiotes mais il évitait d’en faire part à son fils qui rêvait de vengeance!

La mère, épuisée fit une longue toilette pendant que les hommes préparaient le repas qu’ils prirent, comme souvent, dans un silence pudique et reposant, elle, n’ayant pas envie de raconter les horreurs de l’hôpital, eux, de l’embêter avec leurs problèmes de lessive ou repassage.

Elle se coucha rapidement. Son fils lui lut quelques pages du roman de Roald Dahl qu’il avait commencé, puis elle s’effondra dans le sommeil. Il était encore tôt et Arthur s’installa devant le bocal pour discuter avec le poisson-sans-nom; il lui expliqua son projet d’expédition punitive sur la terrasse arborée du dernier étage et imagina que l’animal essayait de le convaincre de collaborer à un plan d’évasion mais Arthur ne comprenait pas sa langue!

  • «Arthur!!» Son père qui l’attendait pour continuer le jeu, s’impatientait.
  • «Papa! Tu connais le prénom de la voisine, »
  • «Non, mais ce serait bien que tu lui demande si...»
  • «Papa, si on garde le poisson on l’appellera Babylone et demain on parlera d’Auguste à maman pour la faire rire!

Il n’y avait rien à répondre, le père leva la tête et sourit. Ils continuèrent à construire les jardins suspendus avec une application sérieuse comme s’ils bâtissaient un nouveau monde.

2 -ANA

Ana explora l’appartement., elle examina les meubles les objets, les photos, les souvenirs. Et finit par les reconnaitre. Elle était surprise de sa première réaction en rentrant chez elle: trouver un lieu inconnu, une vie étrangère. Elle comprit qu’elle avait, sans s’en rendre compte fait son deuil de tout cela en partant à l’hôpital. Il fallait qu’elle se réapproprie l’ensemble , qu’elle accepte l’idée d’un nouveau départ. C’était la deuxième fois: déjà, il y a des années, dans son pays en guerre, elle s’était crue morte sous un bombardement.

Puis elle avait commencé une vie de «rabiot» comme disaient ses voisins, une vie de plus qui l’avait amenée ici.

On sonna à la porte: elle entr’ouvrit et reconnut le fils du voisin d’en face. Comment s’appelait-il déjà? Arthur? Auguste? Il lui tendit le bocal puis recula pour s’appuyer contre le mur du couloir, mais juste par réflexe, sans peur ni aversion, pas comme les jeunes qui squattaient à nouveau le hall et qui lui avaient rappelé les haines de sa jeunesse entre enfants de différentes églises.

Elle le remercia dans son français très approximatif qui faillit le faire rire mais il se rappela ce que lui disait son père: elle était en France depuis un moment mais la solitude lui laissait peu d’occasions de perfectionner son langage. Ana eut peur qu’il parte tout de suite et se mit à lui raconter l’hôpital: c’était la première fois qu’elle entrait dans un pareil lieu; elle essaya d’expliquer à Arthur sa surprise devant la sollicitude de tous ces gens malgré leur agitation effrénée pour répondre à toutes les urgences. On ne lui avait pas même demandé d’argent ni même d’épeler son nom!

Ils parlèrent un moment, échangèrent des prénoms, puis Ana rentra, tenant dans ses bras

«Babilon». Elle reposa le bocal à sa place habituelle et elle eut l’impression que tout était à nouveau en ordre.

3- LOUISE

Louise marchait et ne pouvait s’empêcher de contempler les publicités qui jalonnaient l’avenue, nombreuses, plus nombreuses qu’avant? Des promotions pour des objets dérisoires censés rendre heureux des enfants blonds, des femmes disponibles  pour rendre des hommes comblés.. Elle était furieuse de jalouser les corps parfaits, d’envier les images de multiples bonheurs retrouvés. Agacée par cette fascination, elle leva la tête, au risque de trébucher, pour admirer le haut des immeubles où s’étaient réfugiés les espaces verts.

Louise marchait maintenant au milieu de la manifestation silencieuse; pourtant des couples, des groupes, serrés comme s’ils voulaient rattraper le temps perdu, se parlaient derrière leurs masques mais aucune parole intelligible n’arrivait aux oreilles de Louise . Elle se rappela la sensation de solitude qu’elle avait éprouvée un jour dans la file d’attente d’un grand musée entourée de conversations étrangères, de mots colorés mais incompréhensibles.

La manifestation arriva à son but, les masques blancs ou fantaisistes remis pour l’occasion tombèrent et le brouhaha confus des voix laissa la place à un cri unanime de colère et de dégoût.

L’immeuble officiel était solidement clos. En levant la tête, Louise crut apercevoir à travers les jardinières quelques silhouettes qui les observaient. Elle retrouva ses camarades d’hôpital et cria avec elles contre les promesses trahies.

Après la dispersion, elle entassa dans sa voiture quelques collègues pour les ramener dans leurs banlieues et ils se retrouvèrent dans les embouteillages habituels. Ses amies prenaient leur mal en patience en plaisantant, feignant de regretter le retour à la réalité asphyxiante de la Cité, aux routines pesantes, au décalage entre les rêves et les petits combats quotidiens, entre leur statut de héros et l’anonymat retrouvé. Louise n’osa pas leur dire qu’elle pensait à Matilda, l’héroïne préférée de son fils qui avec sa seule volonté, pouvait envoyer valdinguer les objets et les gens.

Sur sa Twingo blanche, le virus commençait à s’estomper.

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