Agriculture : « la transmission n’est pas à sens unique »

Echanges, dette, don, solidarité, conflit sont en jeu dans la transmission d'une ferme. La sociologue Dominique Jacques-Jouvenot de l'Université de Besançon, est à l'origine de l'ouvrage «Socio-anthropologie de la transmission ».

ferme

Dominique Jacques-Jouvenot enseigne à Besançon à l'Université de Franche-Comté. Fille de paysans, elle a particulièrement étudié la transmission, les conditions socio-économiques et de santé dans le monde agricole. En 2010-2011, elle a été membre expert d’un groupe de prospective visant à proposer une vision d’ensemble des tendances des métiers de l’agriculture et des perspectives stratégiques pour conduire l’action publique au ministère de l’Alimentation de l’Agriculture et de la Pêche. 

Quelle est l'origine de ce livre ?

Le livre est composé d'articles de jeunes docteurs ou doctorants du Laboratoire de sociologie et anthropologie de l'université de Franche-Comté à propos de la transmission des savoirs dans une grande variété de catégories socio-professionnelles mais aussi pour des pratiques culturelles. Nous sommes partis de trois hypothèses : 1) le savoir est pris dans des interactions sociales, il est un aspect mineur de la transmission et en fait il est davantage question de places au travail que de transmissions de savoirs. 2) le temps long est nécessaire pour apprécier ces interactions, il faut faire une généalogie. 3) la transmission circule dans les deux sens, il ne s'agit pas seulement d'un héritage même au sens de Pierre Bourdieu (pourquoi un héritier et pas l'autre dans une fratrie par exemple). 

L'héritage serait plutôt un échange ?

Mon hypothèse est qu'une stratégie familiale de reproduction est à l'oeuvre où l'héritier négocie également, par exemple la distance à laquelle ses parents vont se tenir au moment de son mariage. Tout cela est plutôt implicite. Les paysans, en parlant de celui qui a repris l'activité, disent « il avait ça dans le sang », les infirmières « j'ai toujours voulu », on parle de vocation ou de don pour les musiciens… comme si tout cela relevait de phénomènes naturels.

Des phénomènes qui échapperaient à la volonté ?

Oui quasiment, dans les discours en tous cas. Comment ce fait-il que dans cette interaction, la rhétorique qui prévaut est une rhétorique de dénégation ? La responsabilité de la transmission n'est pas assumée. Mon hypothèse sur les paysans est que cette négation du choix du successeur (« si c'est lui c'est parce qu'il avait cela dans le sang ») cache qu'il y en a un qui a été choisi. Sa place de « privilégié » ne peut être admise en tant que telle. Dans le monde paysan, comme dans d'autres, une mémoire collective rappelle qu'on est tous égaux devant l'héritage et dans la famille (1789, et le code civil de 1804 où la liberté de tester, liberté testamentaire des pères est mise en cause, l'Etat se mêle de ce qui se passe dans la famille en empêchant le père de privilégier l'un au détriment des autres même si la possibilité d'une quote-part a pu être préservée justifiée par des conditions difficiles). Quand on les interroge sur celui qui a été choisi, les paysans parlent des autres, rétablissent une équité dans les places sociales (« si vous croyez que lui donnerait sa place de facteur, de fonctionnaire pour bosser comme un âne »).

Il y a une sorte d'équilibre ?

L'héritier a en même temps une dette énorme, la responsabilité de réussir au risque d'être rejeté. Ceux qui arrêtent, changent de profession doivent aller le faire ailleurs, loin. La place est très dure à occuper, à l'égard de tous. La question de la transmission du savoir se pose bien sûr aussi à l'Université, autrement que ce que l'on pourrait penser. Françoise Vaquet a écrit « Les enfants de Socrate » pour montrer que cette transmission est beaucoup transmission des places par le choix des professeurs de ceux qui vont leur succéder. Un repérage se fait toujours de quelques individus. On affirme « tout le monde a le droit à (idéologie démocratique)» jusqu'à ce moment du choix. Ceux qui « sortent » d'ici ont souvent été repérés dès la première année. Une lutte de pouvoirs des chefs (dans les comités de sélection) se déroule pour décider ensuite le recrutement. 

Remettez-vous en cause la sélection en elle-même ou ses modalités ?

Il est difficile de procéder autrement car justement dans le processus de transmettre il y a projection de soi sur un et pas sur dix. Il n'y a pas dix postes. Le paysan n'a pas 36 exploitations à transmettre. S'il est très riche il installe son fils et rachète une petite exploitation pour sa fille dont il peut dire alors qu'elle avait aussi ça dans le sang. La sélection est rendue quasi-obligatoire car on sait qu'on ne placera pas tout le monde.

Qu'est ce qui est le plus important, cette transmission ou la fiction d'un traitement égalitaire ?

Un traitement relativement égalitaire existe quand même. Mais quelque chose échappe à la conscience. C'est un processus social qui échappe aux individus, quelque chose qui consiste à se pérenniser, quelque chose d'anthropologique pour durer au-delà de soi même. Voir son poste occupé par quelqu'un de brillant cela renforce aussi le narcissisme. On pourrait quitter son poste et ne pas se soucier de la suite. Au bout du compte on choisit certains au détriment d'autres par delà les critères plus objectifs sur les dossiers par exemple. Sur les dix derniers dossiers, il est difficile de dire lequel vaut, combien il vaut. 

Plus on met en avant l'idéologie égalitaire et moins on la pratique ?

Je ne dirais pas ça parce que je ne sais pas, mais il y a autre chose derrière la vitrine du concours, du mérite. Sur 150 candidats on peut considérer que tous ont les compétences requises. Ça se joue souvent dans la présentation de soi, la forme du dossier. Il faut bien trouver des critères. Comme ailleurs on fait jouer des choix qui heurtent les idéaux d'égalité. Chez les jeunes paysans, certains disent s'être faits tout seul, ne rien devoir et même avoir dû faire tout autrement («si j'avais fait comme mon père on en serait restés à… »)

C'est l'idéologie du self made man, de la création de l'individu par lui même...

Oui et c'est aussi pour nier la transmission. Le processus est universel, les gens font des petits, des enfants ou des « petits » du point de vue professionnel, et la société perdure grâce à cela, mais il y a aussi cet aspect inavouable de la transmission...

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