Et si le comté était en même temps être la pire et la meilleure des choses pour les paysans ? C'est l'interrogation un rien provocatrice qui vient à l'esprit en sortant du colloque annuel de l'association Solidarité Paysans Bourgogne-Franche-Comté qui s'est tenue le 29 novembre dans l'amphithéâtre du lycée agricole de Dannemarie-sur-Crète. On vante souvent l'exemplarité économique et sociale de la filière comté, notamment pour sa dimension coopérative. Et même, parfois, pour sa responsabilité environnementale, bien que cette dernière soit controversée malgré les mesures d'extensification décidées ou envisagées par le CIGC.
La meilleure des choses ? Un exemple en est donné par le témoignage de Denis Convert, paysan à Simandre-sur-Suran, au sud de la Petite montagne (Ain). Il reprend en1986 la ferme de ses parents avec son frère et sa soeur. Ils élèvent 90 vaches laitières qui produisent 630.000 litres de lait conventionnel par an sur 146 hectares dont un bon tiers en céréales, majoritairement du maïs ensilage.
Tout allait bien jusqu'à ce que trois événements se combinent pour détériorer la trésorerie et la comptabilité dans les années 2005-2008 : la mise aux normes du bâtiment d'élevage, le rachat du siège de l'exploitation que le propriétaire met en vente, la baisse du prix du lait standard... Tout cela concourt à endetter la ferme qui perd de l'argent. Le moral plonge, l'avenir s'assombrit.
« Sans le comté, on n'aurait pas installé mon fils »
Deux événements vont permettre à Denis Convert de trouver la solution. La coopérative à comté du village, qui ignorait ses déboires, a besoin de lait et le sollicite pour qu'il la rejoigne. Parallèlement, il contacte Solidarité Paysans dont il avait entendu parler à la télé régionale : « ils sont venus, m'ont écouté, sans jugement, on ne savait plus où on en était, puis on a repris confiance ».
S'imposant progressivement, la solution se présente selon deux axes. D'abord un redressement judiciaire qui se conclut par un plan de rééchelonnement de la dette, avec diminution des annuités, qui finit par être agréé : « un soulagement ». Ensuite une conversion de la production en lait AOP. Cela passe par l'abandon du maïs au profit de l'herbe, de luzerne et de trèfle. La production de lait tombe à 430.000 litres, mais il est mieux payé. En août 2016, Clément, le fils de Denis intègre le GAEC : « sans le comté, on ne l'aurait pas installé », commente le père.
Pendant son témoignage, on aurait entendu une mouche voler dans l'amphithéâtre. Ce n'est pas souvent qu'un agriculteur se met ainsi à nu devant 150 personnes. « Vous m'avez ému », dit Pierre-François Bernard, élu local et ancien directeur de la fédération interdépartementale Doubs-Jura des coopératives laitières. Appelé un instant plus tôt à plancher sur la place des paysans dans le monde rural, il voit dans l'histoire de Denis Convert la marque de la « solidarité » d'une filière comté qu'on « critique beaucoup ».
« Il faudrait garder les objectifs de départ de la filière comté
pour qu'il y ait de la place pour tout le monde »
Quand le président régional de Solidarité-Paysans, Jean-Paul Henry, lui demande si c'est « le changement de coopérative ou la prix du lait » qui l'a sauvé, l'intéresse répond : « les deux ! Il fallait devenir autonome en protéines, garder de l'autonomie. Et s'il y a un bon de prix de lait en comté, c'est parce qu'on a un bon cahier des charges... En fait, on a tout remis à zéro : je ne referais plus d'ensilage. L'important, ça a été retour à l'herbe... »
Cette histoire qui finit bien, qui plus est dans un territoire en déprise agricole, ne peut cependant faire oublier un reproche fait au comté. Son succès économique fait perdre la tête à certains acteurs de la filière, au point que les autres productions en sont négligées. « En zone comté, les anciens se sont battus, mais il faudrait garder les objectifs de départ pour qu'il y ait de la place pour tout le monde », souligne Jérémy Colley à la même tribune après avoir présenté l'étonnante ferme diversifiée qu'il a bâtie avec sa compagne pyrénéenne à Uzelle, un petit village du canton de Baume-les-Dames, entre les vallées du Doubs et de l'Ognon.
Enfants de paysans, titulaires d'une licence pro en agronomie passée à Clermont-Ferrand, ils ont vadrouillé notamment au Canada avant de s'installer d'abord sur 19 hectares, puis 27, avec « l'autonomie » pour mot-clé et « le bilan carbone le plus faible possible ». Ils cultivent 2 hectares de céréales, élèvent un troupeau de chèvres pour faire du fromage, ont cinq vaches laitières limousines et vosgiennes, 120 poules pondeuses et quelques cochons en plein air « pour valoriser le petit lait ». La production est écoulée à 90% en vente directe, par une Amap et sur un marché bisontin.
« On a fait le choix d'une diversification maximum pour l'environnement et le terroir : c'est grâce aux animaux qu'on transforme la photosynthèse en fromage... Au début, on passait pour des hurluberlus. Maintenant, on est crédibles », explique Jérémy. Le couple peut vivre sur la petite structure et a recruté un apprenti. Tous deux se sont engagés, lui dans la Cuma et la Confédération paysanne, elle au conseil municipal.
Cette réussite n'avait rien d'évident au départ et ils ont dû argumenter pour avoir du foncier : « en commission des structures, on nous a d'abord proposé un hectare pour des productions hors sol. On a insisté... » En fait, c'est dans les têtes que la diversification a du mal à avancer. Longtemps vue comme un pis aller, un manque d'ambition, voire un hobby pour urbains en mal de campagne, elle commence à faire son trou dans une certaine indifférence, parfois l'hostilité. « En France, le comté paraît royal, mais localement, tous se tirent dans les pattes... Sans le comté il y aurait peut-être moins de pression foncière », analyse Jérémy Colley.
Vice-président (DVD) du Conseil départemental et éleveur en comté bio, Thierry Maire-du-Poset a son idée : « le problème dans le Doubs, c'est que les productions de la diversification n'arrivent pas pour l'instant à répondre aux besoin. C'est aussi la question du développement des circuits courts... » Jérémy Colley est à moitié convaincu : « Quand on veut travailler avec Agrilocal
Le marché hebdomadaire créé sur la place du village
est devenu une mini fête locale, chaque samedi...
Ce qu'on comprend, c'est que faute d'être encouragés par les leviers publics comme ça a été le cas dans le Jura avec la cantine bio de Lons-le-Saunier, les produits locaux de la diversification ont toujours du mal à accéder aux cantines et se retrouvent essentiellement sur les marchés ou dans les magasins bio... Faut-il y voir la main invisible du marché ? Une main bien tenue par quelques grands groupes agro-alimentaires, privés mais aussi coopératifs...
Maraichers bio en permaculture depuis début 2018 à Voillans, près de Baume-les-Dames, Tess et Florian Viviand ne sont pas passés par les circuits classiques de l'installation. Adhérents de la coopérative Coopilote, ils ont acheté une maison sur trois hectares et cultivent 2000 mètres carrés. C'est « cinq fois moins qu'un maraichage classique, mais on se tire un Smic par personne », assure Florian.
Leur secret, c'est de « tout faire à la main ou avec des outils non motorisés ». Ils ont pensé le terrain pour que tout soit accessible, y compris par le tracteur qui amène le fumier. Ils ont déterminé des lots de dimensions standards pour utiliser des planches identiques. Ils ont intégré « des corridors écologique avec des espaces sauvages au milieu du jardin » tout en se servant du mycélium et des arbres voisins.
Ils écoulent enfin leur production sur le marché hebdomadaire qu'ils ont créé sur la place du village : « c'est devenu une mini fête locale, chaque samedi... » Ils font de la vente directe aux consommateurs qui les voient travailler et ont même mis la main à la poche pour constituer une cagnotte afin de faire face aux conséquences de la grêle du 30 mai.Une prochaine étape consistera à faire leurs propres plants et produire leurs semences...
« La campagne ne vit pas que par les paysans »
Eleveur de vaches à comté à Surmont, Ferjeux Courgey, le président départemental de Solidarité-Paysans, est content. « Lors de notre colloque de 2017, on se demandait jusqu'où l'agriculture allait se restructurer. La question était : jusqu'à la fin des paysans ? Là, on amène du positif, on dit ce qui se fait, on valorise le métier de paysan sur un territoire ». Le colloque 2018 était destiné à donner d'autres perspectives que « l'habituel ressenti du paysan en difficulté, souvent pris comme une merde, que les voisins guettent pour récupérer ses terres... A la coop, certains ne demandent plus au collègue comme il va, mais où va son lait... »
On est loin du comté et en même temps en plein dedans car c'est sa zone de production. Un territoire que ses producteurs sont appelés à partager, pas seulement avec d'autres paysans, mais avec les autres ruraux. L'association avait demandé à Pierre-François Bernard de réfléchir tout haut sur le thème « des paysans nombreux pour une campagne vivante ». Il l'a transformé en : « quelle est la contribution des paysans pour un territoire vivant ? » car « la campagne ne vit pas que par les paysans ».
Une de ses idées consiste notamment à « créer des activités économiques à partir des ressources, ce qui nécessite des coopérations. Les paysans doivent entrer en lien avec d'autres partenaires plutôt que des paysans nombreux et dans l'entre-soi ». Une illustration en selon lui est la réutilisation des bouteilles de vin du Jura que « personne ne peut organiser seul : il faut collecter, prévoir de la place chez les distributeurs, les ramener, que les viticulteurs les rachètent 20% de moins que des neuves, ce qui est l'équivalent d'un treizième mois... »
Dans cette perspective, le comté n'est ni la pire ni la meilleure des choses. Mais une belle filière dans un territoire aux coopérations multiples. On peut rêver ?