Terrorisme : poubelles de l’histoire et ordures…

A l'occasion du procès des attentats du 13 novembre 2015 à Paris et des commémorations de ceux du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, le sociologue et anthropologue Jean-Michel Bessette interroge les comportements de certains « fous de Dieu ». Le passage à l'acte peut aussi être analysé comme une quête éperdue de reconnaissance de sacrifiés de la société techno-industrielle qui tentent de garder la face dans des rites susceptibles de leur permettre de se forger une identité reconnue...

Les Enfers (détail) de Monsu Desiderio - Musée des Beaux-Arts de Besançon

Dans la chronique de la semaine dernière, dans le cadre d’une réflexion sur l’avortement1 (Avortement/Liberté) nous avions mis en relief le fait qu’il n’était, à proprement parler, d’être humain qu’institué, c’est à dire reconnu. Nous nous étions en particulier référés à un exemple que les anthropologues désignent comme  « l’infanticide » du nouveau-né de sexe féminin « surnuméraire » chez les Inuit . Dans certaines circonstances (pression extérieure /alimentation) le nouveau-né de sexe féminin, considéré comme inutile au monde (ne pouvant être accepté/reconnu par le groupe) ne se voyait pas accorder le « droit » à la vie : on lui fourrait une poignée de neige dans la bouche et on le jetait aux chiens...

Je voudrais prolonger aujourd’hui cette réflexion en l’articulant avec une problématique marquant l’actualité, celle du terrorisme (ouverture du procès du Bataclan2 ). On peut en effet se poser la question de savoir si les comportements de certains « fous de Dieu » (Inch Amen) ne sont pas motivés par une quête, littéralement éperdue, de reconnaissance... Pour mieux comprendre les tenants et les aboutissants de cette articulation, un bref recadrage historique relatif à l’évolution des rapports sociaux.

Inutiles au monde, propriétés sociales et propriété de soi (chômage et sauvages…)

Dans les sociétés qui nous ont précédés (sociétés traditionnelles ou non encore parvenues au stade de l’automation industrielle), les individus trouvaient d’une façon ou d’une autre leur place. Ils étaient nécessaires en ce sens que l’on avait besoin d’eux pour produire, pour se défendre etc. Ainsi, jusqu’à l’apparition des Etats-nations et des armées de masse, l’être humain, qu’il soit esclave, paysan, ouvrier, soldat etc. est potentiellement utile.

Cet état de fait va progressivement changer avec l’essor de la société industrielle qui voit s’opérer une importante division du travail, s’installer l’emploi salarié et corrélativement le chômage. Un pas supplémentaire sera franchi avec l’automation puis le développement des « hautes technologies », tant dans le domaine (post)industriel que militaire, qui nécessitent désormais de véritables « professionnels ». Dans la perspective de l’économie libérale « avancée » (augmenter toujours plus la productivité), l’impact de la révolution industrielle, puis le développement des nouvelles technologies (singulièrement du numérique) conduisent progressivement à l’évacuation de l’homme du processus de production. On « dégraisse » les entreprises et les institutions : ouvriers, fonctionnaires, soldats... sont désormais en passe d’être remplacés par des automates. Du même coup, l’homme (générique) n’apparaît plus comme une ressource indispensable. L’homme non qualifié pour la société de haute technologie - celui dont on n’a plus vraiment besoin, jugé inutile - tend à devenir surnuméraire (comme certains nouveaux nés de sexe féminin chez les Inuit).

Si l’homme non qualifié pour la société de haute technologie tend à devenir inutile économiquement, inutile socialement, s’il devient non plus un chômeur conjoncturel comme ce fut le cas dans la phase ascendante du capitalisme industriel, mais un chômeur structurel, quasi définitif, on peut alors envisager son occultation, sa négation, sa « disparition »... Alors, on l’abandonne. On se désintéresse de ces populations, souvent reléguées dans des ghettos. A travers la mise en œuvre de techniques de relégation ou d’abandon pur et simple de masses d’individus qu’on peut désigner comme des inutiles au monde techno industriel avancé, le laisser faire libéral dessine ainsi sur le territoire des no man’s land, sortes de « trous noirs » de notre univers social : favelas, banlieues, quartiers dits sensibles, cités à la dérive...

Les actions des institutions, des dispositifs et des agents de contrôle social aboutissent parfois à produire des effets pervers...

Qui sont-ils ces « sauvageons » que l’on laisse pourrir dans ces lieux de bannissement que sont devenues certaines banlieues ? Pour beaucoup, enfants ou petits-enfants de l’exil, greffons mal poussés sur le terreau de la disqualification de leurs parents, sacrifiés du système économique libéral, ces jeunes sont souvent perçus comme une menace latente. Humiliés (bons à rien), offensés « (racaille ! »), ils vivent sous surveillance (des forces de police, des travailleurs sociaux) et font l’objet de contrôles fréquents. Ainsi, les actions des institutions, des dispositifs et des agents de contrôle social aboutissent parfois à produire des effets pervers : sous le coup de ces actions de surveillances, de contrôle social, certains membres de ces groupes déshérités en viennent à se faire une certaine idée d’eux-mêmes – une idée de caïd, de délinquant – qui participe à la construction de leur propre identité. Sans espoir, en quête de reconnaissance, ces sacrifiés de la société techno-industrielle puisent un peu de dignité, se construisent un visage ou tentent de garder la face dans des rites susceptibles de leur permettre de se forger une identité reconnue.

Une telle configuration peut se révéler favorable à la prégnance du religieux. Ces individus aux identités incertaines ou fragiles peuvent en effet trouver dans le cadre de la religion – éventuellement en empruntant la piste du djihad - une voie de reconnaissance. Inutiles au monde techno-industriel, laissés pour compte d’une société qui ne leur ménage pas de place, qui leur renvoie l’image d’une identité négative où ils n’existent qu’au travers d’une dangerosité supposée, leur potentiel d’explosivité ne fait que croître. Et, en ce qui concerne les djihadistes, l’on peut faire l’hypothèse que ce qu’il est convenu d’appeler le « passage à l’acte » peut-être l’occasion d’essayer, d’éprouver (de mettre à l’œuvre et à l’épreuve) cette identité reconnue par la religion. Ils se posent en s’opposant. Alors, à la une des médias (qui amplifient, voire suscitent leurs (ex)actions) ils jouiront d’exister enfin aux yeux du monde. Ils se seront « éclatés » dans les flambées - repassant en boucle sur les écrans de la machine à décerveler - d’un grand soir sans lendemain.

Comment s’étonner que d’aucuns, abandonnés aux poubelles de l’histoire, fassent parfois retour sous forme d’ordures ?...3


1 Curieuse coïncidence, alors que la semaine dernière la Cour Suprême des Etats-Unis se prononçait de façon à « liquider » l’avortement au Texas, cette semaine, la Cour Suprême du Mexique a déclaré inconstitutionnelle l’interdiction de l’avortement. Les murs mentaux semblent plus puissants que les murs physiques...

2 La tuerie du Bataclan a eu lieu alors que se produisait sur scène le groupe Eagles of Death Metal (traducteurs, traduisez...).

3 Il existe aussi des djihadistes issus de milieux sociaux non défavorisés qui passent à l’acte et se font exploser ; nous essaierons d’apporter un éclairage à ce sujet dans une prochaine chronique...

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