« Si on passe à côté des gilets jaunes, ce n’est plus la peine de militer… »

Plusieurs milliers de personnes ont manifesté en Franche-Comté à l'appel de Gilets jaunes et de plusieurs syndicats, Dole ayant la plus forte affluence. Parti du siège régional du Medef, le défilé de Besançon s'est scindé, la CGT s'arrêtant au bout d'une heure et demi. Plusieurs centaines de personnes ont encore marché trois heures, faisant halte devant des lieux de pouvoir économique et politique.

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Près de 1000 manifestants à Dole selon France3, plus de 600 à Besançon selon notre comptage (950 de source syndicale, 550 selon la police), 500 à Belfort en plus d'une centaine de bloqueurs du site Alstom-General Electeric, 700 à Montbéliard… Les cortèges intersyndicaux initiés par la journée nationale décrétée par la CGT ont  connu des affluences diverses. 

A Dole, les deux défilés des gilets jaunes, parti de l'avenue de Lhar, et de l'intersyndicale CGT-FSU-Solidaires, parti de la sous-préfecture, se sont symboliquement rejoints place Grévy. A Besançon, le lieu de rendez-vous était unique et excentré en pleine zone industrielle, devant le siège régional du Medef, protégé par quelques policiers qui n'ont pas eu à intervenir.

Un quart d'heure avant l'heure dite, il y a déjà plus de 100 personnes mais deux groupes sont distincts : à gauche les Gilets jaunes avec pas mal de jeunes, à droite les bannières syndicales d'où une sono lance trois fois « De l'argent il y en a dans les caisses du patronat ». Personne ou presque ne reprend le slogan. Un vieux militant communiste distribue une invitation à une réunion publique : « C'est une rencontre avec vous », lance-t-il à des Gilets jaunes qui semblent sur la retenue.

Kevin, jeune travailleur du bâtiment, s'est mis en grève. Gilet jaune dans le mouvement depuis le début, il apprend d'un camarade que la mairie de Saint-Vit accorde la salle des fêtes pour une réunion le 13 février. Bonne nouvelle. On lui demande ce qui a selon lui évolué depuis deux mois pour que Gilets jaunes et syndicats signent le même appel. « On a eu une réunion pour faire sortir les organisations syndicales, mais les Gilets jaunes restent apolitiques. Ça doit bien faire flipper le pouvoir… »

« Plus on est, mieux c'est, sinon, on ne fera rien… »

A quelques pas, Marie, 37 ans, fonctionnaire au conseil départemental, s'est aussi mise en grève. Elle instruit les dossiers de demande de prise en charge des personnes handicapées et des personnes âgées, et touche 1400 euros par mois : « je suis de niveau B mais je suis payée comme catégorie C… Je ne veux pas bosser que pour payer mes factures… ». Avec son gilet jaune, on ne peut pas deviner qu'elle adhère à la CFDT : « je leur ai dit ce que j'en pensais, ils m'ont parlé du grand débat. J'irai, mais tout en continuant la grève… » Elle n'est donc pas réticente au fait de défiler avec les syndicats plus radicaux : « plus on est, mieux c'est, sinon, on ne fera rien… »

Mathieu, son mari qui travaille comme agent d'accueil et d'entretien en collège, opine : « Si on était mieux payé, on ne serait pas en grève… On est là pour le pouvoir d'achat. Avec deux enfants, on ne se plaint pas pour nous, mais on n'a aucun loisir, pas de cinéma, pas de resto de temps en temps… C'est pas ça la vie… On nous dit qu'il n'y a pas d'argent, mais il y en a ! Il faut juste se donner les moyens d'aller le chercher. Ils vont vite pour voter la loi anti-casseurs, mais pour imposer les plus riches, ça prend beaucoup de temps… »

A deux pas, voilà Luc et Roberte, couple de retraités qu'accompagne Françoise, assistante familiale. « On n'a jamais refusé les organisations syndicales », dit Luc qui fut prof dans l'enseignement technique. « Chacun ses revendications », ajoute sa femme. « Ce sont deux mouvements différents qui ont les mêmes revendications », synthétise-t-il. « On est là contre l'injustice sociale », conclut Françoise.

A la sono, le secrétaire de l'union locale CGT, José Aviles, lit un texte expliquant que « le gouvernement doit céder » et que « le patronat doit payer ». Il assure qu'il faut continuer la lutte… Colette Rueff, infirmière au CHU, parle pour Solidaires de la « colère juste » contre « l'immense précarité » produite par les politiques des « néolibéraux de toutes chapelles ». 

« Au début, on a eu la trouille de
l'extrême-droite… Et on n'y a pas cru. »

Le rassemblement se transforme alors en cortège et emprunte le boulevard Kennedy, au milieu de la zone industrielle, jusqu'au rond-point de la piscine Mallarmé, à deux pas du Palais des Sports. Chemin faisant, Jacques Bauquier, coordinateur régional de CGT de la métallurgie, revient sur les hésitations de la centrale de Montreuil après que je lui ai posé la même question qu'aux gilets jaunes : qu'est-ce qui a évolué en deux mois ?

Voilà sa réponse : « Au début, le mouvement des Gilets jaunes était confus, on a eu la trouille qu'il soit capté par l'extrême-droite… Et on n'y a pas cru. Puis les revendications ont bougé des taxes vers le pouvoir d'achat qu'on porte depuis des années… Les Gilets jaunes, c'est notre bébé ! Ce qu'on a semé depuis longtemps, à savoir que pour gagner, il faut se battre… C'est vrai, on a eu un problème dans les boîtes, dans le rapport avec les salariés… Mais là, l'UIMM vient de lâcher 2,1% pour les ingénieurs et cadres, dans certaines boîtes, c'est 3%. Un autre problème, c'est qu'on a abandonné des fondamentaux : on sort les gars des boîtes sans revendiquer dans les boîtes. Là, on n'a que des délégués alors qu'il faudrait la masse… »

Depuis deux mois, l'ambiance est toujours morose au CHU à entendre Colette Rueff à qui je pose la même question. Elle répond : « beaucoup de gens sont désabusés, pas prêts à embrayer… Rien qu'en psychiatrie, il y a 21 arrêts-maladie, on a fermé 10 lits… De nombreuses infirmières n'avaient pas prévu qu'elles travailleraient à la chaîne, alors elles s'arrêtent. Il faut un mouvement dans la santé si on veut prendre en charge les gens… »

Comment analyse-t-elle les rapports entre gilets jaunes et syndicats, elle qui expliquait au micro un instant plus tôt que « la responsabilité du mouvement syndical est importante » ? « Les syndicats ont leur politique, leur journée… Il ne faut pas dépasser leur cadre, leur petite maison… Ce n'est pas le cas de Solidaires. La CGT aurait dû lancer une journée de grève au bout de quinze jours ! »

« Si on passe à côté des gilets jaunes,
ce n'est plus la peine de militer… »

Serait-ce la trouille de l'extrême-droite dont parlait Bauquier ? Réponse de Colette Rueff : « Au début, tout le monde s'est posé la question. Puis quand on est allé sur les ronds points, on a vu que ce n'était pas ça, même si avec 20% de vote pour le FN, il y a forcément des électeurs dans le mouvement. A nous de les faire évoluer. Dès lors qu'on voit que ça touche des gens qui sont à découvert le 15 du mois, si on passe à côté des gilets jaunes, ce n'est plus la peine de militer… »

A un carrefour, trois éboueurs en gilets jaunes sont hilares dans leur camion bloqué par le défilé. Une manifestante leur lance : « laissez votre camion, les mecs, on est mille ! » Eclats de rire, mais ils ne bougent pas, alors elle lance un brin bravache : « Venez, y'a des meufs… » Elle n'a pas davantage de succès mais la solidarité s'est manifestée au moins par gestes.

Le cortège arrive au rond-point Mallarmé. Ceux de la CGT, partis en tête, passent à gauche, les autres à droite. Lorsque la jonction est faite, tout le monde se pose. Le carrefour est bloqué. José Aviles reprend le micro pour expliquer que son organisation syndicale ayant déclaré le parcours jusque là, elle s'arrêtait. Il fait frais mais beau et beaucoup ne veulent pas rentrer. 

Le secrétaire de l'UL-CGT ajoute, un brin lyrique : « C'est qui les gilets jaunes ? Des salariés qui en prennent plein la gueule dans les entreprises ! Des retraités pauvres ! Des demandeurs d'emplois qui font les poubelles pour se nourrir… La CGT continuera les mardis, on sera ensemble les samedis… » Il est accueilli par des applaudissements, mais aussi par des cris de rejet. « Les gilets jaunes ne sont pas des clochards », s'insurge un homme qui généralise une phrase du syndicaliste : « il a dit que les gilets jaunes faisaient les poubelles ! » Une manifestante en jaune tente de le calmer : « on ne veut justement pas en arriver là… » Le gars ne décolère pas : « c'est leur incapacité à nous représenter qui fait qu'on a mis des gilets jaunes… »

« Les actionnaires, c'est la mérule, ils font crever tout le monde »

Plus tard, parmi les quelque 300 à 400 qui poursuivent la manifestation vers le centre-ville en passant par Montrapon, sans la CGT donc, j'entendrai un autre reproche fait à Aviles : avoir expliqué que « la CGT n'a de leçon à recevoir de personne, elle existe depuis 124 ans… » Se sent-elle débordée ? Ce ne serait pas la première fois. Mai 68 fut un exemple où la base imposa la mobilisation à l'appareil. Dans les années 1990, ce furent les coordinations qui contournèrent les organisations syndicales. Un militant de la FSU me disait d'ailleurs il y a quelques semaines que les gilets jaunes lui faisaient justement penser aux coordinations… 

Pourtant, des syndicalistes, il y en a parmi les gilets jaunes. Ainsi Gilles, ouvrier dans un lycée depuis 35 ans, est-il adhérant à FO, mais ça ne se voit pas. Il a d'ailleurs une vision des choses bien réfléchie : « Il faut s'investir dans l'entreprise, c'est la dignité, la fierté d'un homme. On donne le meilleur de soi au travail, une récompense doit arriver… Il faut revenir à liberté-égalité-fraternité, ce qui manque c'est l'humanisme. Un politicien non humaniste n'est pas digne de représenter la société, doit être révoqué… Les actionnaires, c'est la mérule, ils font crever tout le monde. Le capitalisme va trop loin… Il faudrait que les salariés soient actionnaires, que ce soient eux qui lancent les investissements… »

« On est face à une dictature centriste… »

Gilles en a gros sur la patate : « J'ai 53 ans, trois gosses, j'ai besoin de vivre dignement. J'ai un gamin en école d'ingénieur, on a fait un prêt étudiant de 30.000 euros… » Pas intérêt à ce qu'il foire ses études… Gilles veut aussi voir le retour de la hiérarchie des normes mise à mal par les lois travail. Il a son idée sur le mouvement qui secoue le pays : « le gouvernement n'écoute plus les syndicats, et voilà ce qui arrive. C'est grave, ça pourrait dégénérer. Le mouvement doit être pacifique. On est aujourd'hui face à une dictature centriste… »

On passe rue Delacroix où le soleil n'est pas encore arrivé. Un jeune manifestant écrit des slogans sur la vitre givrée d'une voiture et lance à son copain en rigolant : « On n'a pas dégradé ! » Il est 13 heures quand le cortège franchit le pont de Montrapon, hésite sur son parcours devant la place Leclerc, puis se dirige vers la Chambre de commerce et d'industrie, symbole du pouvoir patronal…

Une bonne centaine de manifestants investissent le parvis tandis que quelques uns se mettent discrètement en écran devant la façade vitrée. On est venu crier, scander des slogans, faire passer des messages, notamment à l'intention de la quinzaine de policiers équipés : on n'est pas là pour casser. Fred Vuillaume dénonce au porte-voix « les patrons subventionnés par Macron : on ne peut plus supporter ça ! »

Face à face avec des lycéens de Jules-Haag

Les policiers sont également interpellés : « Arrêtez la casse, mettez vous en maladie, arrêtez de soutenir le grand capital, prenez vos RTT… » L'ironie ouvrière est parfois cinglante. Après moins d'un quart d'heure, les manifestants quittent les lieux et se dirigent sur Battant.

De brefs échanges ont lieu avec quelques lycéens de Jules-Haag, en face de la CCI. Certains élèves auraient apprécié de voir leur établissement bloqué par le défilé. Lors du départ, un lycéen lève un doigt à l'intention du cortège. Jimmy, un gilet jaune, l'engueule, il rapplique. « Des bac + 10 gagnent 900 euros », lance le gilet jaune. « Si j'ai le bac, j'aurai un bon travail », réplique l'élève ». Un étudiant s'en mêle : « on est à la fac, et on sait bien que les bons étudiants ont des tafs de merde. On vous dit pas de ne pas travailler à l'école, mais de rejoindre notre mouvement qui vous concerne… »

Manu est venu du Haut-Doubs pour défiler : « tous les samedis, on est une vingtaine à descendre sur Besançon. A Pontarlier, il y a une cabane près d'un rond-point occupée en permanence jour et nuit… Ce n'est pas toujours simple : ils ont proposé d'aider les personnels des urgences en grève, mais on n'a pas voulu d'eux… »

Petit à petit, le défilé perd des participants, mais ils sont encore 200 à faire halte devant la mairie. Quelques uns tentent de pénétrer dans l'accueil où se situe le cahier de doléances, mais ils sont bloqués dans le sas. Alors ils tapent sur les vitres, crient « Jean-Louis Fousseret démission, Jean-Louis Fousseret on vient te chercher chez toi, Macron rend le pognon… » Quelqu'un s'insurge en riant : « La porte est fermée pour le grand débat ! »

« Castaner démission ! »

Ça dure une dizaine de minutes et tout le monde ressort. Juste le temps d'apercevoir le maire (LREM), revenant de déjeuner, et rentrant prestement par la porte d'à côté. Cela relance les interpellations gouailleuses : « Macron, Fousseret et Alauzet, et hop tout ça, à la poubelle ! » Un gilet jaune est moins vachard : « Fousseret barbecue, on a faim ! On a faim ! » C'est compréhensif, il est 14 heures 20… 

Proposition est alors faite d'aller « au trésor public pour reprendre le pognon ». La petite foule repart tranquillement vers le centre des impôts de Chamars devant lequel elle ne s'arrête même pas et continue jusqu'au commissariat de police dont la cour est immédiatement investie aux cris de « Castaner démission ! » La police est traitée d' « assassine » et la Marseillaise est chantée à pleins poumons. Au bout d'un quart d'heure, l'occupation cesse en chanson : « Ce n'est un qu'un au-revoir… »

De retour vers le centre, ils sont tout au plus une centaine à bifurquer rue Charles-Nodier avec l'intention de « passer devant la préfecture sans s'arrêter ». Le projet ne se réalisera pas, le parvis de l'ancienne Intendance étant inaccessible : un fourgon de police et quelques policiers équipés en barrent l'accès. Le face à face, pacifique et bruyant, durera près d'une heure. De moins en moins nombreux, les manifestants lèveront le camp à 15 heures 45...

Ce n'est évidemment que partie remise et d'autres rendez-vous sont d'ores et déjà annoncés. En ligne de mire, la CGT a programmé une journée nationale le 15 mars. Mais d'ici là, qui sait ce qui aura pu se passer. Un observateur avisé des mouvements sociaux ne voit pas la mobilisation faiblir : « Ils ne sont représentés ni par les syndicats ni par les partis… Ils ont pris la parole, ils ne vont pas la lâcher… » 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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