« Sans nous, la justice ne pourrait pas fonctionner »

Les conseillers pénitentiaires d'insertion et de probation réclament des moyens pour bien travailler. « Au-delà de 60 ou 80 dossiers, on ne fait plus du bon travail. Quand on a plus de 150 dossiers - j'en ai 160 en ce moment -, le cerveau ne peut pas tout emmagasiner, on n'est plus disponible pour les gens », explique une professionnelle.

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Ils sont quinze à Besançon et n'ont pas le droit de grève. Comme les policiers, les magistrats ou les surveillants de l'administration pénitentiaire. En cette journée de mobilisation contre la loi travail, leur mouvement aurait pu passer inaperçu, mais ils l'ont entrepris à l'heure du déjeuner en se rassemblant devant le palais de justice de Besançon avec une banderole interpellative : « savez-vous qui nous sommes ? »

Conseillers pénitentiaires d'insertion et de probation, ce sont eux qui suivent les personnes condamnées. Cinq d'entre eux travaillent à la maison d'arrêt et répondent aux sollicitations des détenus. Les dix autres travaillent en milieu ouvert pour mettre en œuvre avec les condamnés les obligations prononcées par les juges : injonction de soins, de travailler, de payer une pension alimentaire, une amende... « On passe d'un coup de fil où on désamorce une bombe en trouvant par exemple du travail à quelqu'un, à un autre avec quelqu'un qui n'en peut plus, rechute dans l'alcool... On balaie toutes les émotions », dit Nadine Pey, déléguée CFDT.

Une voiture pour quinze

L'intersyndicale du SPIP, le service pénitentiaire d'information et de probation, nous a adressé un texte exposant les motifs de l'action. Nous l'avons publié, on peut le lire sur la partie blog de ce journal, ici. Mais nous avons voulu en savoir davantage sur le quotidien des conseillers de probation. Nadine Pey et Jérôme Binétruy, délégué CGT, ont accepté de nous le décrire à grands traits.

Qu'est-ce qu'une journée d'un conseiller d'insertion et de probation ?

Nadine Pey : Il n'y a pas de journée-type, on ne connaît pas les difficultés à l'avance. On sait seulement le matin qu'on a cinq, dix ou quinze rendez-vous. Personnellement, j'en ai souvent vingt. Je suis en permanence délocalisée à Pontarlier, L'Isle-sur-le-Doubs, Morteau, Valdahon ou Baume-les-Dames. Des jours sont dédiés à ces permanences, on est obligé de se recentrer très vite.

Jérôme Binétruy : On se partage une voiture à trois pour ces permanences délocalisée. En fait, on est les quinze sur cette voiture. On n'utilise pas nos véhicules personnels, car les indemnités ne prennent pas en compte l'usure, la dépréciation...

A quoi servent ces rendez-vous ?

Nadine Pey : A rencontrer les personnes, faire le point...

« L'évaluation, c'est ce qu'on aimerait pouvoir faire »

A quel rythme les voyez-vous ?

Jérôme Binétruy : C'est à nous d'évaluer la régularité. Si quelqu'un est fragile, avec des difficultés sociales ou psychiatriques. C'est à nous de voir s'il faut un rendez-vous tous les quinze jours, tous les mois ou tous les deux mois.

Nadine Pey : L'évaluation, c'est ce qu'on aimerait pouvoir faire. On fixe la régularité des rencontres, mais je ne peux pas voir tous les mois les gens que j'estime devoir voir tous les mois. Je suis souvent obligée de ne les voir que tous les deux mois.

Quelle différence entre voir une personne tous les quinze jours ou les deux mois ?

Nadine Pey : C'est selon la précarité sociale, professionnelle, la présence d'une problématique addictive, la difficulté à gérer le quotidien, s'ils peuvent ou non avancer dans une solution... La conséquence, c'est qu'on a tendance à laisser de côté les moins fragiles. Notre métier consiste à apprendre à les connaître, connaître leur histoire, les aider à réfléchir à leur comportement, pourquoi ils passent à l'acte...

Des études montrent un pic de délinquance entre 17 et 25 ans. On dit que le temps arrange parfois les choses...

Nadine Pey : Ça dépend. On a un métier où rien n'est acquis, rien n'est certain. On a tous les âges. On note tous qu'avec le temps, il y a des possibilités de réflexion sur les actes, par exemple quand il y a mise en ménage.

Jérôme Binétruy : On connaît les facteurs structurants : les enfants, le travail... J'interviens en secteur rural où je vois tous les publics, avec des addictions, des 35-50 ans nombreux.

« À Montbéliard, l'activité augmente de 20% par an »

Les magistrats qu'on voit entrer dans le palais de justice vous saluent en vous encourageant. Ils vous soutiennent ?

Nadine Bey : Ce sont eux qui nous mandatent.

Les nouvelles contraintes pénales de la loi Taubira ont-elles changé des choses ?

Nadine Bey : Non, ça fait des années qu'on manque de postes. Avec la loi Taubira, il y a eu l'annonce de 1000 postes, mais on en avait besoin de 3000 avec les remplacements des départs à la retraite...

Jérôme Binétruy : Les mesures judiciaires augmentent de manière exponentielle.

Nadine Bey : À Montbéliard, l'activité augmente de 20% par an. Avant 2012, les consignes à la justice étaient très fermes. Depuis, elles sont un peu plus adaptées, mais on est toujours noyés.

Comment êtes-vous le matin en arrivant au travail ?

Nadine Bey : C'est un métier passionnant. On rencontre des gens de tous horizons, ils ont beaucoup à dire, on apprend beaucoup. Mais ce côté passionnant ne suffit plus quand on est pris par le temps, que les écrits qu'on nous demande ne sont pas assez construits. C'est frustrant, décourageant. Le service est indispensable : sans nous, la justice ne pourrait pas fonctionner. On permet l'individualisation de la peine. Ça demande des capacités d'analyse, d'expertise. Au-delà de 60 ou 80 dossiers, on ne fait plus du bon travail. Quand on a plus de 150 dossiers - j'en ai 160 en ce moment -, le cerveau ne peut pas tout emmagasiner, on n'est plus disponible pour les gens. Cela créé un malaise chez les personnes accompagnées qui pensent qu'on n'est pas là pour elles. On tient des permanences régulières, mais on suit aussi les démarches, on a le contact avec les juges, on fait des écrits, on reçoit des appels des familles...

« On ne cautionne pas ce qui a été commis »

Pourquoi choisit-on ce métier ?

Nadine Bey : Personnellement, c'est d'abord pour le service public. C'est une façon d'être dans le système judiciaire, au contact des condamnés. J'ai fait droit, mais je n'avais pas envie d'être juge...

Jérôme Binétruy : J'ai fait géographie... Je fais ça parce qu'on aide les personnes en difficulté, parce que c'est un travail individualisé.

Nadine Bey : On ne peut pas chercher à réduire la récidive sans comprendre ce qui s'est passé.

Ce ne serait pas la sécurité ?

Nadine Bey : Ce n'est pas ce que je dis. Je dis qu'il faut comprendre.

On entend souvent des discours selon lesquels comprendre serait excuser...

Nadine Bey : On ne cautionne pas ce qui a été commis.

Jérôme Binétruy : On travaille à partir des condamnations.

Nadine Bey : On part de la réalité, et comprendre permet d'éviter la reproduction.

Ça marche ?

Nadine Bey : Des fois oui, des fois non, des fois un peu plus tard... Il faut garder la foi. Tout est question de temps, de choix pour la personne. Des récidives, on en a plein. Mais ce qu'on a fait avec quelqu'un peut avoir du sens pour la personne, c'est une attention qui est portée. Beaucoup nous disent que la justice est rapide, violente. Parfois, ils disent qu'avec nous, c'est la première fois qu'ils peuvent parler, qu'ils peuvent s'asseoir, se poser, réfléchir.

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