Saint-Claude entre Rouge et Noir

L'historien Roger Bergeret explique dans ce court texte que les chansons publiées entre 1896 et 1910 par le journal des socialistes du Haut-Jura venaient de revues puisant elles-mêmes dans les chansons chantées dans les goguettes ouvrières dès les années 1830. Elles furent interdites sous Napoléon III et après la Commune de Paris...

Les cœurs sont bien près de s'entendre
Quand les voix ont fraternisé
Béranger

« Je me révolte, donc nous sommes ».
Albert Camus, L’Homme révolté

Entre 1896 et 1910, le Jura socialiste, journal de la Fédération socialiste du Haut-Jura, publia environ trois cent chansons, dont les deux tiers étaient des chansons révolutionnaires de tendance libertaires ou anarchistes. Ce disque « encore plus noir » prend donc naturellement la suite du premier et s’alimente aux mêmes sources.

La plupart des chansons qu’il contient peuvent être retrouvées dans l’Almanach illustré de la Chanson pour le Peuple ou encore d’un groupe de chansonniers révolutionnaires qui éditait une revue, La Muse Rouge, revue de propagande révolutionnaire par les arts (1901-1939). Ces revues puisaient elles-mêmes dans un même fonds de chansons des « goguettes » ouvrières des années 1830-1900. Les goguettes (cafés ouvriers où l’on chantait), interdites sous le Second Empire et après la Commune de 1871, semblent s’être multipliées à nouveau à partir des années 1880 et jusqu’au début des années 1900. Des milliers de leurs chansons, imprimées sur des feuilles volantes ou recopiées à la main ont été perdues. Il n’est pas impossible que Le Jura en ait publié que l’on ne trouve nulle part ailleurs.

Chansons vendues dans les manifestations et même la cathédrale

Leur diffusion à Saint-Claude était sans doutes assurée par les militants ou les responsables des coopératives qui se rendaient à Paris à l’occasion de Congrès ou de foires et qui fréquentaient les goguettes. Ils allaient y passer un moment, en rapportaient des feuilles volantes ou même transcrivaient des textes qu’ils avaient appris sur place. Mais on vendait aussi à Saint-Claude directement ces feuilles de chansons à quatre sous dans la rue et dans les manifestations (et même en 1906 jusque dans la cathédrale !) en tentant d’échapper aux policiers et à la surveillance du Commissaire spécial délégué tout spécialement dans la ville pour y surveiller les organisations ouvrières.

En lisant ces chansons, on comprend cette vigilance. C’est en effet à un véritable « dîner de têtes » (ou un jeu de massacre !) digne parfois des figures grotesques d’Ensor qu’elles nous invitent au rythme entraînant de leurs octosyllabes. Entrent dans la danse sociale de la Belle Époque « petits bourgeois, patrons, têtes à taloche, ministres pourvoyeurs de roussins, démocrates de contrebande, larbins, propres à rien et bons à tout, valets aplatis, chien de consul, anthropophages, députés et démocrates de pacotille, vieux paons aux ailes déplumées, pinsons sans voix, riquets huppés, philanthropes protecteurs « des choses artistiques », chiens savants, coquettes, frisottées et cochonnettes, tandis que le prêtre et le bon dieu mènent le bal » ! Peu de complaintes, sinon celles des victimes d’une société impitoyable obsédée par l’argent, le pouvoir. ou le sexe.

Ni drapeau, ni idéologie, ni slogan, mais l'indignation et la révolte

Dans ces chansons, pas de drapeau, pas d’idéologie, pas de slogans, pas de référence à un parti des travailleurs, mais seulement l’expression crue et violente d’une indignation, d’un refus et d’une révolte, le cri des soutiers d’une société injuste et violente.

Ce disque mérite donc d’être qualifié d’ « encore plus noir » que le précédent. Il témoigne de la particularité du mouvement ouvrier haut jurassien d’avoir été porté par une foi anarchiste, libertaire ou anarcho-syndicaliste. Il reflète l’originalité du mouvement ouvrier haut jurassien, mouvement imprégné de traditions et de pratiques coopératistes et mutualistes, farouchement attaché à l’autonomie à l’égard de tout appareil, État ou parti politique ayant vocation de diriger l’État. Quand bien même auraient-elles été composés ailleurs que dans le Haut-Jura, leur publication fait sens que parce qu’elles ont été choisies par la rédaction du Jura socialiste, imprimées puis chantées au café de La Fraternelle ou à la Maison du Peuple, notamment pendant les grandes grèves de 1906.

Le chant du cygne du courant libertaire

Ce n’est qu’à partir des années 1908-1910 que la CGT abandonnant la ligne anarcho-syndicaliste et révolutionnaire de ses débuts adoptera une ligne plus « responsable », en d’autres mots, plus réformiste, suivant en cela la majorité de la SFIO. Les proclamations et résolutions resteront révolutionnaires, mais le rêve du Grand Soir fera place à une pratique politique et syndicale plus « réaliste ». C’est pourquoi ces onze chansons sont en quelque sorte le chant du cygne qui précède l’enfouissement progressif d’un courant libertaire assez puissant et assez populaire pour avoir inspiré un modèle de coopératives original (L’ « École de Saint-Claude ») par l’encadrement, idéologique et bureaucratique, d’un socialisme parlementaire et d’une CGT qui renonce peu à peu à l’action révolutionnaire pour l’action purement revendicative.

Les musiques et les airs de ces chansons ne sont pas toujours restitués. Ils n’avaient souvent pas de musique attitrée, mais utilisaient des standards de chansons populaires connues, rarement indiqués dans le journal. C’est tout le mérite de Fabrice Lançon et de ses amis de les avoir adaptées ou réharmonisées.

 

 

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