Procès de l’amiante du CHRU de Besançon : Sisyphe, Kafka et parodie de lutte des classes

Près de douze heures d'audience ont révélé les tensions entre la gestion technocratique, les règles de droit et l'angoisse d'une centaine de travailleurs exposés au risque de « mourir de respirer ». Le parquet a réclamé 60.000 euros d'amende contre l'hôpital qui estime que le risque qualifié n'est pas démontré. Jugement le 30 novembre.

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Mercredi 28 septembre, 8h45, Tribunal de Grande Instance de Besançon. Après le passage sous le portique de sécurité à l’entrée du TGI, on traverse l’esplanade ensoleillée pour accéder au bâtiment principal. Dans le hall, une queue s’est formée : l’accès à la salle d’audience du procès en correctionnelle est contrôlé. A l’intérieur, la salle est pleine ; tous les bancs réservés au public sont occupés, essentiellement par des salariés du CHRU qui se sont portés partie civile. Parties civiles également le Comité d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail (CHSCT) du CHRU, les syndicats CFDT, CGT, FO et SUD ainsi que l’Association Nationale des Victimes de l’Amiante (ANDEVA).

Le CHRU - personne morale – représenté à l’audience par son actuelle directrice (Mme Carroger) et le directeur des ressources humaines (Mr. Rouget, responsable des services techniques à l’époque des faits incriminés – 2009-2013 -) doit répondre du chef d’accusation de mise en danger délibérée de la vie d’autrui pour avoir exposé des employés à l’amiante.

9h10, le président (M Pernot) ouvre l’audience. Il procède à l’appel des plaignants, et rend public les motifs d’incrimination : le CHRU a laissé, à plusieurs reprises entre 2009 et 2013, sciemment travailler des salariés (estimés au total à près d’une centaine) dans des zones connues pour être amiantées, les exposant de ce fait à des risques pouvant entraîner des maladies graves (art. R 4412 du code du travail relatif aux dispositions applicables aux activités dans lesquelles les travailleurs sont exposés ou susceptibles d'être exposés au cours de leur travail à des agents chimiques dangereux).

Le dossier technique amiante obligatoire en 2003, ouvert en 2006

L’exposé des éléments du dossier se révèle très technique. Sont successivement évoqués les moments cruciaux – « accidents » - d’exposition à l’amiante, les mises en garde de l’inspecteur du travail (M Thuillier), mais aussi du CHSCT, enfin la saisine de l’institution judiciaire (2011) qui déclenchera une enquête. Des divers témoignages des plaignants il ressort que ceux-ci estiment avoir été exposés aux risques présentés par l’amiante, et qu’ils n’ont pas été avertis de ces risques. Un dossier technique amiante (DTA), légalement requis dès 2003, n’a ouvert au CHRU qu’en 2006. En avril 2009, la CFDT signalait au CHSCT la présence d’amiante dans le local informatique de l’établissement...

Appelée à la barre, la directrice du CHRU (Mme Carroger) présente l’établissement hospitalier comme énorme paquebot (près de 7.000 personnes - dont 150 agents de sécurités - 30.000 interventions chirurgicales annuelles, dont la restructuration - en cours d’achèvement - atteindra un coût de l’ordre de 500 millions d’euros...), bref un vaisseau doté d’une force d’inertie considérable. Elle souligne les difficultés que représente la gestion de la question amiante, dans une structure qui se doit impérativement d’assurer la continuité des soins. De son côté, le directeur des ressources humaines (M Rouget) insiste sur les complexités présentées par l’amiante « sournoise et pernicieuse », difficile à débusquer et à saisir. Lorsqu’il précise que l’objet du service de maintenance consiste essentiellement à intervenir sur des questions d’ordre technique et non sur le bâti, un murmure se répand dans la salle...

Mais qu’en est-il des agents chargés d’intervenir ? réplique le président.

Sans se départir, le DRH rapporte qu’un dossier prévention amiante communicable aux agents via le CHSTC a été constitué en 2011, et que les éléments d’information que ce dossier regroupait ont été numérisés à destination des agents. Il insiste sur la complexité de la question amiante et sur les obstacles rencontrés dans la diffusion de l’information à ce sujet. Il conclut : « c’est le mythe de Sisyphe l’amiante ! On a à peine monté la pierre qu’elle retombe, on n’en a jamais terminé. »

12h, l’audience est suspendue (pause déjeuner)
13h10, reprise de l’audience

Appelé à témoigner, l’inspecteur du travail (M Thuillier) indique que la présence d’amiante a été repérée en avril 2010, mais qu’on ne peut pas savoir si durant l’été et l’automne de cette année - période potentiellement dangereuse - des personnels ont été exposés au danger. Il estime qu’il y a eu de la part du CHRU un défaut de transmission du dossier technique amiante (DTA). Lui-même a fait un signalement en juillet 2011. 

« Une cascade de manquements, une attitude attentiste et dilatoire »

Représentant les agents du CHRU s’étant portés parties civiles (au nombre de 48), Me Grimbert tient à saluer la ténacité et le professionnalisme des procureurs du TGI de Besançon qui ont permis d’aboutir à ce procès, sans doute le premier procès « amiante » en France mettant en cause un établissement public. Elle rappelle la cascade de manquements qui par une attitude attentiste et dilatoire du CHRU a sciemment conduit à l’exposition, à plusieurs reprises, d’agents travaillant dans l’hôpital aux risques d’inhalation d’amiante, déclarant : « il ne doit plus être possible aujourd’hui de mourir de respirer ». Devant cet amoncellement de faits avérés, il apparaît clairement dit-elle que « le CHRU de Besançon aurait pu faire plus, mieux et plus tôt ». L’attente de la société oblige : le jugement qui sera prononcé doit avoir valeur d’exemple pour la sécurité de tous. Elle demande donc à la cour que le CHRU soit reconnu responsable et coupable de mise en danger délibérée de la vie d’autrui. Elle demande en outre une indemnisation, à hauteur de 10.000 euros pour chacun de ceux qui ont ainsi été exposés.

S’exprimant au nom de l’Association Nationale des Victimes de l’Amiante (ANDEVA), qui s’est également portée partie civile, Me Ledoux élargit la problématique amiante dans laquelle il voit une catastrophe sanitaire se traduisant en catastrophe judiciaire.

18h50, arrêt de l’audience

Jeudi 29, 9h05 reprise de l’audience

La parole est donnée au ministère public. La procureure (E. Roux-Morizot) rappelle que « la justice est la garante de l’ordre et du bien public » et que c’est bien à ce titre qu’elle se doit de s’exprimer dans cette affaire qui emporte des enjeux relevant « de la vie, de la mort, de l’angoisse de la mort, en un mot de l’humain ». Comparant le CHRU à « un navire lent à la manœuvre, ce qui exige du même coup une vigilance accrue », elle voit dans ce procès « le choc de deux mondes : le monde conceptuel et le monde réel ». Le CHRU, à travers une logique technocratique absurde relevant d’ « un monde à la Kafka », n’a assuré dit-elle qu’une sorte de « protection abstraite des salariés ».

« Le courage des salariés de s’attaquer à un tel mastodonte »

L’établissement s’est contenté de règles formelles sans se préoccuper de leur possibilité d’application dans la pratique. Si le parquet n’a pas poursuivi la personne physique - dans la personne du directeur de l’époque (M Barberousse) - c’est que celui-ci n’était en quelque sorte qu’une émanation du « système » dont le but premier était de « faire tourner la machine » CHRU (assurer la continuité des soins). Elle salue « les salariés qui ont eu le courage de s’attaquer à un tel mastodonte ». Sans aucun doute, les faits de mise en danger délibérée de la vie d’autrui sont caractérisés, et c’est pourquoi elle demande qu’aux termes de la loi soit prononcée la responsabilité et la culpabilité du CHRU, une amende de 60.000 euros (la peine encourue est de 75.000 euros), et la publicité de ces condamnations.

60.000 euros, c’est à peine deux heures de travaux ! chuchote le secrétaire du CHSCT (P. Hudry)...

9h40, suspension de l’audience
10h, reprise de l’audience

Plaidant pour la défense du CHRU, C. Evin (ancien ministre de la santé) dit vouloir dépasser le caractère émotionnel de la situation et tenter de rétablir la confiance entre les salariés et l’institution médicale. Il voudrait restaurer l’humanité, mise à mal, du CHRU. La situation évoquée lors de ce procès, dit-il, n’est pas extraordinaire, elle est partagée avec de nombreuses institutions publiques : « Le niveau de technicité d’un CHRU n’est comparable à aucune autre structure, et par ailleurs la réglementation sans cesse s’accommode avec l’amiante;  il faut vivre avec l’amiante ». Pour lui, le CHRU n’est pas resté inerte et a pris des initiatives : décision de désamiantage, mise en place d’un groupe de travail, nomination d’un Monsieur amiante (un ingénieur) ; en un mot, le CHRU s’est adapté à une situation en perpétuelle évolution afin de répondre aux objectifs de sécurité. Le second conseil du CHRU (P-Y. Fouré), développant des aspects juridiquement plus techniques, affirme de son côté que le ministère public n’a pas apporté la démonstration qu’il y avait eu un risque qualifié.

Reprenant un instant la parole, la procureure tient à souligner qu’en 2014, les obligations légales étaient respectées par le CHRU.

Le dernier mot étant donné à la défense, la directrice du CHRU, émue, déclare : « en tant que fille d’infirmière, j’ai été blessée d’entendre que pour la direction de l’hôpital, la vie d’un ouvrier valait moins que celle d’un médecin. »

Les débats sont clos, le jugement est mis en délibéré et sera rendu le 30 novembre.
Il est 11h50

Le même jour (29 septembre) on apprend la réouverture de la fac de Jussieu, après vingt ans de travaux pour désamiantage, dont le coût s’est monté à un milliard 700 millions d’euros...

 

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