« On a des mondes qui ne se rencontrent plus »

Emmanuelle Cournarie était sociologue du travail. Elle est maintenant dans l'action pour « créer du lien » par la construction de projets économiques, alternatifs et solidaires dans le Jura après avoir suivi un stage d'immersion avec un réseau d'entreprises ayant choisi l'orientation coopérative. Elle anime une rencontre vendredi 11 décembre à Villers-sous-Chalamont, dans le Doubs.

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Emmanuelle Cournarie était sociologue du travail. Elle travaille maintenant à animer des projets collectifs en construction. Elle est invitée à parler de l'économie alternative et solidaire vendredi 11 décembre à Villers-sous-Chalamont, par l'association Animation Rurale et Culturelle qui réunit trois villages entre Levier et Salins-les-Bains.

Comment vous retrouvez-vous invitée par l'association Animation Rurale et Culturelle à Villers-sous-Chalamont ?

Par connaissance. Une copine a fait un stage dans la petite épicerie du village pour comprendre le fonctionnement, la gestion. L'association ARC cherchait quelqu'un pour une conférence, elle a pensé à moi et on a décidé de la faire sur le réseau REPAS...

Née à Arc-sous-Montenot il y a une vingtaine d'années, l'association ARC s'est élargie l'an dernier aux deux villages voisins de Villeneuve d'Amont et Villers-sous-Chalamont. « On s'essoufflait, ça a apporté du renouveau, du sang neuf, il y une vingtaine d'animateurs et on a une offre culturelle qui tourne sur les trois villages », dit un des fondateurs, Gérard Coquard, président de la fruitière à comté d'Arc-sous-Montenot.
L'Arbo, un petit festival de musique et théâtre se tient chaque année, en été, à l'Arboretum d'Arc, et il se passe quelque chose au moins une fois par mois : conférences, théâtre, musique, balade en forêt... « On a proposé plusieurs spectacles de bonne envergure par rapport à nos capacités, 80 à 100 personnes, du coup on ne les finance pas avec les entrées ». Mais qu'importe, il s'agit de créer du lien en faisant vivre une action culturelle sur un territoire un peu isolé, à 700 m d'altitude.
Il y a aussi un groupe de théâtre amateur et des séances de yoga. 

C'est quoi ?

C'est le Réseau d'échange et de pratiques alternatives et solidaires. Il regroupe une trentaine d'entreprises en France. Par exemple Ardelaine, une SCOP d'Ardèche qui fabrique des matelas en laine et a relancé la filière d'élevage ovin dans le département. Ils ont réhabilité une filature à Saint-Pierreville, en lien avec le hameau du Vieil Audon qui fait de l'accueil touristique, de l'élevage, des chantiers... Il y a aussi Ambiance Bois, une société anonyme à participation ouvrière du Limousin dont les fondateurs, en 1988, ne voulaient plus du travail classique, de la hiérarchie. Ils veulent travailler autrement, ont monté une scierie, font de la construction-rénovation, ont une menuiserie... Il y a des entreprises plus récentes dans le réseau REPAS. Toutes ont en commun des structures coopératives, d'expérimenter des modes de gouvernance différents. Ils veulent valoriser l'activité, l'humain, ont une réflexion sur le sens du travail et le pourquoi des choses.

Pourquoi ces entreprises ont-elles constitué un réseau ?

D'abord pour réfléchir à des thématiques. Quand j'y ai fait mon compagnonnage, c'étaient les ressources humaines...

Elles seraient différentes dans des entreprises coopératives ?

Pour celles que j'ai traversées, les ressources humaines sont plus importantes que les ressources économiques. Le bien être des salariés est plus important que les bénéfices. Bien sûr, la structure doit tourner, mais il y a des espaces pour exprimer ses envies, ses états, ses besoins. Le réseau utilise les ressources de l'éducation populaire : l'écoute, le consensus, la communication non violente...

C'est à dire ?

Tout le monde a des besoins, mais plutôt que de gueuler contre son voisin ou son patron, il faut chercher en soi pourquoi ça nous touche, et ensuite l'exprimer...

... exprimer son malaise à froid ?

Oui. Il vaut mieux être dans une communication différente plutôt qu'être dans la réaction.

Je venais de la sociologie du travail,
et je cherchais les moyens de sortir de l'observation
pour devenir actrice du changement.

Qu'est-ce que le compagnonnage dans ce réseau ?

REPAS propose une formation de compagnonnage alternatif qui se déroule de février à juin. On se retrouve à 25 compagnons, avec des moments ensemble, des moments d'immersion dans les structures coopératives, des « groupes action » à six ou sept pour mener un chantier...

Qu'avez-vous fait ?

Par exemple, un jardin pédagogique pour une ressourcerie dans le Limousin, une pergola et des bacs de culture pour Battement d'ailes, un centre d'agro-écologie limousine. C'est un lieu inclassable où s'organisent des rencontres et des formations au dessus de Tulle. Ils ont une longueur d'avance dans leur approche de la nature : permaculture, bâtiments écolo, phyto-épuration...

En quelque sorte un laboratoire ?

C'est un lieu témoin de tout ce qu'on peut faire, avec une organisation de gouvernance alternative.

Quel statut aviez-vous pendant votre compagnonnage ?

Stagiaire. J'ai eu la chance d'être financée par Pôle emploi grâce à une conseillère qui a cru dans mon projet. Je venais de la sociologie du travail, et je cherchais les moyens de sortir de l'observation pour devenir actrice du changement.

Avec quelle idée en sortant du compagnonnage ?

Celle d'aller vers des projets collectifs.

Vous êtes donc formée à l'animation de projets collectifs ?

Oui, mais ça va plus loin : la prise de conscience de l'intérêt de l'apport de ce modèle. J'ai l'air d'en parler comme si c'était idyllique, or, il y a aussi des problèmes humains, financiers. Mais la recherche d'idées, d'innovations, elle est bien là...

Est-ce le nouveau monde qui naît ?

C'est l'alternative au monde qui ne me plaît pas. Cette formation donne de l'espoir.

C'est dans l'exemple qu'on avance, qu'on innove.
Un projet collectif doit rassembler,
être utile au territoire dans les domaines qu'on choisit :
social, culture..., favoriser le lien.

D'où le projet que vous portez maintenant d'un magasin Biocoop d'insertion près de Poligny ?

Chaque magasin Biocoop peut avoir la forme juridique que souhaite son ou ses créateurs. Je suis salariée d'Efor39-FC pour porter le projet, mais il est trop tôt pour en dire davantage, on est en phase de démarrage et de prise de contacts.

Vous allez redire tout ça à Villers-sous-Chalamont vendredi ?

Oui, mais j'espère qu'on va aussi échanger sur des expériences. C'est dans l'exemple qu'on avance, qu'on innove. L'idée, c'est d'oeuvrer pour le territoire. Un projet collectif doit rassembler, être utile au territoire dans les domaines qu'on choisit : social, culture..., favoriser le lien.

On souffre de son manque ?

Oui. Il faut favoriser le lien dans le faire, pas le lien pour le lien. C'est comment on fait ensemble. Il y a une petite phrase à la mode : tout seul on va plus vite, ensemble on va plus loin. Nous la pratiquons depuis longtemps. Voyez par exemple le Champ Commun, à Augan, en Bretagne. C'est une épicerie, bar, brasserie en monde rural qui se situe dans de très nombreux projets qui réunissent une communauté de plusieurs villages...

Ce serait une façon de lutter contre le FN ?

Ben oui ! Ils ont un bar où tout le monde vient. Et quand quelqu'un tient certains propos, ils ne le foutent pas dehors. Ils discutent, le confrontent à ce qu'il dit...

La loi du commerce, c'est plutôt : je suis d'accord avec mes clients...

Ils ne sont pas de l'avis du client. Ce qu'ils font est un projet politique. Discuter avec quelqu'un qui n'est pas d'accord, c'est avancer. Il y a aussi une offre culturelle importante avec trois concerts par week-end... Ce qui mène au FN, c'est l'isolement. Le temps qu'on ne passe pas devant la télé, on le passe dans le lien et on voit la vie un peu plus belle qu'à l'écran. On met le temps de cerveau disponible au bistrot...

Tous les bistrots ne sont pas comme ça.... Certains ont leur clientèle bien à eux...

Un bistrot peut être un commerce, mais aussi un lieu social et culturel comme tout commerce. On est dans une société où on travaille pour l'argent, mais beaucoup de gens fonctionnement autrement. On peut créer un outil économique qui va permettre de faire du lien, de rencontrer du monde.

Comment inverser la tendance,
ce n'est pas le rôle des sciences.
C'est celui des gens.
De mon point de vue, ça s'inverse par le lien

Que ne pouviez-vous plus faire dans la sociologie du travail ?

C'est passionnant, mais il me manquait une dimension : être dans le faire.

Que peut apporter la sociologie ?

Elle donne des outils pour comprendre, mais elle n'est pas la seule. Tous les moyens sont bons pour interroger nos pratiques, réfléchir à faire autrement. Mais en ayant à l'esprit que derrière, il faut concrétiser.

On peut par exemple interroger notre industrie d'armement...

Je peux avoir un avis sur la question, mais il n'est pas destiné à être partagé car je n'ai la légitimité pour parler de cette question. Il faut parler de ce qu'on connaît, et ne pas parler pour les autres.

Ce qu'on dit sur la filiation et la tradition du FN qui correspondent aux catastrophes historiques de notre pays, ne marche pas, notamment parce que l'histoire n'est pas bien connue... Que disent les sciences humaines là-dessus ?

Elles ont beaucoup travaillé le sujet. Il y a eu des recherches sur l'électorat FN ouvrier, passé de l'extrême-gauche à l'extrême-droite... C'est un phénomène social, une réalité qui s'étudie. Après, comment inverser la tendance, ce n'est pas le rôle des sciences. C'est celui des gens. De mon point de vue, ça s'inverse par le lien. Après, c'est un point de vue non confronté au discours du FN. On a des mondes qui ne se rencontrent plus. Comment change-t-on les tendances quand les gens qui ont de telles idées ne sont jamais en contact avec ceux qui ont d'autres idées ? Le bistrot est un lieu où on se confronte et on s'engueule...

Chaque catégorie sociale, chaque communauté, a son bistrot...

C'est comme sur les réseaux sociaux. On zappe les gens avec qui on n'est pas en phase. La question, c'est où mettre le lien. C'est faire ensemble dans l'action.

 

 

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