« Ne pas tenir les murs d’un monde qui s’effondre… »

Trois jeunes travailleuses sociales, dont deux bisontines, ont décidé de faire un break de six mois dans leur vie professionnelle pour aller à à la « découverte de lieux alternatifs et solidaires ». Afin d'alimenter leur réflexion en vue de la création d'un « lieu de vie et de soin basé sur la bienveillance, l’autogestion, l’égalité sociale et économique ».

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C'est une aventure qui commence dans un ITEP (institut thérapeutique, éducatif et pédagogique) du sud de la France. La bisontine Maéva y est psychologue depuis 6 ans, la méridionale Audrey psychomotricienne depuis 3 ans et demi, après être passée par une licence de médiation culturelle, deux ans de philo, un an au bout du monde (Australie), des petits boulots…

Elles travaillent en équipe avec des enseignants, des éducateurs spécialisés, des médecins… Les réunions de coordination, d'analyse de la pratique, de préparation, de suivi, sont fréquentes, nécessaires et… frustrantes. « Les professionnels ne décident de rien, sont face aux injonctions hiérarchiques reposant sur des raisons budgétaires », déplore Maéva.

« Au début, on s'échangeait des regards en fin de réunion, des soupirs… », explique Audrey. Les deux jeunes femmes finissent par discuter ensemble, échanger autour des projets de l'établissement, comme celui d'emmener des enfants et ados visiter la ferme de Pierre Rahbi, en Ardèche. Un objectif était « d'amener la question environnementale à l'ITEP », mais, en raison d'un problème d'organisation, la visite ne se fait pas. « Au début, on s'échangeait des regards en fin de réunion, des soupirs… », explique Audrey.

Selon une étude du ministère des Solidarités et de la Santé de 2013, il y avait près de 400 ITEP (instituts thérapeutiques éducatifs et pédagogiques) en 2010 en France pour 15.000 places d'accueil d'enfants et adolescents en difficulté et/ou avec des troubles du comportement. Il y avait également 43.600 places en SESSAD (Service d’éducation spéciale et de soins à domicile) et 69.000 en IME (Institut médico-éducatifs). En 2016, le Doubs comptait selon la MDPH 134 places d'ITEP, 1070 en SESSAD, 920 en IME, 775 en classes spécialisées en milieu ordinaire... Soit environ 3% des quelque 100.000 élèves des premier et second degrés.

Les deux jeunes femmes finissent par discuter ensemble, échanger autour des projets de l'établissement, comme celui d'emmener des enfants et ados visiter la ferme de Pierre Rahbi, en Ardèche. Un objectif était « d'amener la question environnementale à l'ITEP », mais, en raison d'un problème d'organisation, la visite ne se fait pas.

L'introduction de repas bio, projetée à l'arrivée d'un nouveau chef de service, les enthousiaste et les mobilise, mais elles déchantent assez vite : « il n'y avait pas de sensibilité de terrain, c'était vécu comme une contrainte... »

Alors elles se disent « et si on faisait autre chose ? » C'est comme ça que nait l'idée d'un « voyage à la découverte de lieux alternatifs et solidaires ». Odeline, la soeur de Maéva, éducatrice spécialisée, en est. Toutes trois partagent des valeurs, des engagements militants en soutien aux migrants, et, comme elles l'expliquent sur le blog créé pour l'occasion, « l'envie de participer plus activement au changement de société ».

Un environnement professionnel et institutionnel qui relève parfois du carcan

Elles ne sont ni les seules, ni les premières, parmi les travailleurs sociaux, à étouffer dans un environnement professionnel et institutionnel qui relève parfois du carcan. Certes, le milieu est complexe, mais il lui arrive de patiner sous la pression bureaucratique. « On a des journées de réflexion intéressantes, mais c'est pour constater le décalage avec nos missions. Par exemple, les éducateurs spécialisés font de plus en plus de coordination et sont remplacés sur le terrain par des AMP, des aides médico-psychologiques qui font leur métier ! »

Odeline a travaillé en SESSAD (service d’éducation spécialisée et de soins à domicile) et en AEMO (action éducative en milieu ouvert) en Franche-Comté. Elle aussi a entendu un discours qui heurte les raisons de son choix professionnel : « On nous dit qu'il y a de plus en plus de restrictions budgétaires, mais pas comment gérer cette situation. Il n'y a pas de transparence. La question des moyens financiers est au cœur de notre travail, toute l'équipe doit la gérer, sans organisation pyramidale, horizontalement, ce qui implique de la créativité... »

Le voyage a commencé en septembre 2017. Elles ont décidé de prendre du champ. Leurs découvertes doivent leur permettent de voir ce qui se fait ailleurs, ce qui pourrait correspondre à leur manière d'envisager le travail. Leur blog raconte les différentes étapes. De la coopérative agricole Longo Maï à la ZAD de Notre-Dame des Landes, de fermes maraichères autogérées à des lieux de vie et d'accueil, de Cavaillon à Nantes, de Toulouse aux Vosges, de l'Yonne au Puy-de-Dôme, elles ont vu, découvert, entendu, questionné.

« Nous former aux outils d'intelligence collective »

« On a besoin de digérer tout ça », expliquent-elles lors d'une brève pause bisontine, lundi 12 février, lors de laquelle elles nous ont consacré deux heures. Elles ont identifié un risque, celui de vouloir tout faire, tout voir : « le voyage, c'est le moment de ralentir, de ne pas être dans la consommation de lieux alternatifs », dit Maéva. Conséquence : « on va continuer à se former aux outils d'intelligence collective ».

Il s'agit de trouver des méthodes différentes de celle des institutions classiques : « on n'apprend pas à coopérer, on est dans des réunions où tout le monde s'impose, on n'est pas au clair avec la décision », souligne Audrey qui regarde vers des outils comme « la sociocratie ou l'holacratie proposées par l'Université du Nous à Chambéry ».

L'une de leurs dernières visites, à l'École de La Neuville, les a marquées. Créée il y a 44 ans en Seine et Marne, conçue à partir des pensées du pédagogue Fernand Oury et Françoise Dolto, c'est une école hors contrat accueillant 45 enfants de 6 à 16 ans dont la plupart, relevant de l'Aide sociale à l'enfance (ASE) sont placés par l'État ! Douze adultes les accompagnent dans un étonnant parcours d'apprentissage débouchant sur le passage du brevet via une inscription au CNEDCentre national d'enseignement à distance, et de responsabilité basé sur l'échange, le respect, le recours à quelques méthodes autant malicieuses que participatives.

Des passages de ceintures (comme au judo) attestant des progrès discutés en AG !

Ainsi, le passage de ceintures, comme au judo, une pour le scolaire, une pour la socialisation, est discuté et décidé en assemblée. Une ceinture marron donne par exemple le droit d'animer le grand conseil annuel. Il faut un bon mois pour intégrer les codes... Chaque arrivant a une ceinture blanche, mais aussi un parrain et une marraine dotés de ceintures foncées... Une autre institution de l'école est le « carnet de râlage » où chacun peut écrire ses remarques, revendications, colères... à condition de savoir écrire. Il paraît que c'est un bon stimulant pour apprendre.

Audrey, Maéva et Odeline ont manifestement été bluffées par La Neuville où elles ne sont restées qu'une journée : « On a été accueillies par deux gamins de 12 et 14 ans, on aurait dit des élèves d'HEC ! Ils savent par exemple différer la réponse à une question en indiquant : on l'abordera plus tard... »

Que sont devenus les anciens élèves de cette école ? « Certains ont dit aux adultes : vous nous avez fait croire que le monde était comme à l'école, mais il est plus dur... La conséquence est qu'il a été décidé de régulièrement faire venir des anciens élèves », explique Maéva. « Avec le message : soyez conscients de la liberté qu'il y a ici, allez au bout... Beaucoup d'élèves ont pris confiance en eux, en leur indépendance à La Neuville », dit Audrey.

« Des conditions sociales et économiques d'une grande précarité »

Leur périple les a conduites ailleurs. « On a vu des lieux de vie et d'accueil spécialisés dans différentes orientations : mineurs non accompagnés, mères adolescentes, enfants et adolescents psychotiques, ados ayant tout fait péter qu'on appelle les patates chaudes : ce sont des poly-exclus », témoigne Audrey. Ces patates chaudes sont « souvent des enfants qui n'ont pas été protégés assez tôt », explique Maéva, « les institutions ont du mal à ces enfants qui mettent le doigts sur nos failles... » Beaucoup sont « dans des conditions sociales et économiques d'une grande précarité, avec culturellement le rapport à la violence qui va avec : la loi du plus fort. Et en ITEP, on valide souvent ça... », analyse Audrey.

Les trois jeunes femmes songent-elles à créer un lieu ? Leurs sourires disent « pourquoi pas ». Entre l'idée et la réalisation, le chemin peut être long, mais il s'agit aussi de « ne pas tenir les murs d'un monde qui s'effondre », poursuit Audrey en expliquant la préférence du trio pour les petites structures. « On n'a pas envie d'être dans une opposition constante », ajoute Maéva. Elles imaginent un lieu pour enfants en difficulté en lien avec un projet agricole et un gîte...

L'étape du Roucous, en Aveyron, est un autre moment fort. Son fondateur s'inspire notamment de Fernand Deligny, de l'anti-psychiatrie qui fit florès dans les années 1970-80. Elles en ont retiré quelques conseils en forme de manifeste. En vrac : « attention à ne pas dépendre d’une seule administration ; le projet prime sur la demande administrative », « ne pas se transformer en prestataires de service » du département... Autrement dit, ce sont les institutions qui ont besoin des lieux de vie et d'accueil. Pas l'inverse.

Les limites du « management selon les grandes écoles... »

L'argent ? Ce n'est pas le plus important. Audrey illustre d'un exemple les limites du « management selon les grandes écoles : un directeur nous avait expliqué à la rentrée qu'il fallait partager les lits dans la semaine. Parce qu'il y avait huit places d'ITEP et pas huit enfants. Il disait que ses enfants à lui étaient ravis de partager leur chambre quand il y avait des amis. Cela m'avait mise très en colère. Il n'était pas méchant, mais déconnecté de la réalité... »

La réalité, témoigne également Maéva, la psychologue, ce peut être la conséquence insoupçonnable d'un changement dans l'organisation du travail non anticipé, non verbalisé, non préparé : « des gamins qui perdent leur thérapeute peuvent s'effondrer dans leur famille. Le cœur de notre travail, de leur souffrance, c'est l'attachement et la rupture... »

« On a envie d'un LVA ! », s'exclame Odeline. Un lieu de vie et d'accueil. Un endroit où la question de savoir qui sera là au réveil d'un enfant en carence affective grave ne sera pas posée à la dernière minute.

Des références pour prolonger
Le blog Projet Avanti du périple d'Audrey, Odeline et Maéva.
Le très documenté site de l'Ecole de La Neuville. On a notamment été bluffé par le journal.
Le curieux site de l'Université du Nous.
L'accueil des enfants handicapés dans les établissements et services médico-sociaux en 2010, étude réalisée en 2013 par la direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques du ministère des Solidarités et de la Santé. Elle fait état de 150.000 places fin 2010 tous dispositifs confondus.

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