On peut prétendre qu'en attribuant la palme d'or à Moi, Daniel Blake, le jury de Cannes a voulu saluer l'œuvre de Ken Loach plutôt que ce film là. On peut, comme le font Les Échos ou Le Figaro en saluant le courage des personnages de ce film né de la colère du cinéaste, ne pas voir qu'il est une charge impitoyable contre l'ultralibéralisme et son usage totalitaire des technologies numériques.
Le scénario est d'une simplicité absolue. Daniel Blake, menuisier de 59 ans, veuf et sans enfant, se remet d'un infarctus à Newcastle. Son médecin lui interdit de travailler, mais les logiciels de l'aide sociale, confortés par l'injoignabilité manifestement organisée des « décisionnaires », s'acharnent pour lui refuser l'accès aux indemnités. Il est donc tenu de passer 35 heures par semaine à rechercher un emploi. Il finit par en trouver un qu'il doit refuser en raison de son état de santé... et se fait insulter par l'employeur.
Craquer de honte, de faim et de fatigue à la Banque alimentaire...
L'univers est littéralement kafkaïen avec ces « décisionnaires » fantômes qui n'apparaissent que par le biais de courrier formatés. On voit le « système » montrer son pire cynisme, quand l'employée compatissante qui cherche à aider Daniel Blake se fait remonter les bretelles par sa hiérarchie, quand les agents de sécurité omniprésents empêchent toute velléité protestataire, ou quand la bureaucrate zélée applique sans état d'âme — on jurerait qu'elle est sadique — une règlementation qui se complait dans les injonctions contradictoires.
Certes, l'humain est capable d'une solidarité magnifique. C'est ce que montre le film en mettant en scène les gestes de soutien et d'entraide réciproque. Le voisin de palier est un lascar débrouillard au grand cœur. Katie, la jeune mère célibataire sans emploi qui craque de honte, de faim et de fatigue à la Banque alimentaire et se fait remonter le moral par les bénévoles. Daniel n'est pas en reste en donnant mille trucs pour éviter d'avoir froid, réparer la chasse d'eau, refaire l'électricité.
On le voit aller de boîte en boîte distribuer son CV manuscrit. On rumine avec lui quand l'employée zélée lui dit que sans reçu prouvant sa recherche il sera sanctionné financièrement : quatre semaines la première fois, treize semaines la seconde, jusqu'à trois ans ensuite... Il met des mots justes sur le sort qui lui est fait : l'humiliation, l'irrespect. Mais il n'est pas le seul humilié. Les autres, ce sont tous ceux qui baissent la tête, n'osent moufter de peur de l'être encore davantage. Ce que notre confrère des Échos trouve « malheureusement assez désenchanté ».
La sidération face à l'injustice à l'état brut
Car il n'y a pas de révolte dans le film, ou alors minimale et sans effet. Il n'y a pas de justice. Quand Daniel Blake écrit sa colère sur le mur de l'aide sociale, il est applaudi par quelques excentriques, mais la police l'embarque pour troubles. Il y aurait bien l'espoir d'un recours juridique, mais il arrive bien tard...
Ce qui est peint dans cette seconde Palme d'or du réalisateur, dix ans après Le Vent se lève, parlera à tous ceux, et ils sont nombreux, qui se sont fracassés face à la bureaucratie numérique. On pourra penser que Ken Loach a décrit un avatar du thatchérisme propre au Royaume Uni. Quiconque a dû batailler, en France, avec Pôle emploi ou le RSI pour faire entendre ses droits, qu'il soit chômeur en activité réduite ou non, travailleur indépendant ou auto-entrepreneur, se trouvera de nombreux points communs avec Daniel Blake. Aussi bien dans les élans de générosité et de grandeur d'âme, que dans la sidération provoquée par l'injustice à l'état brut.
Un film romantique, s'appuyant sur la psychologie positive des personnages, aurait aurait trouvé une issue joyeuse au scénario. Mais Moi, Daniel Blake n'est pas un film romantique. C'est un film politique, réaliste. On en sort plombé et en colère.