Comment vous est venue l’idée de faire un film avec une unité de lieu (Paris), une unité de temps (Paris la nuit), une unité d’action (des jeunes face à la caméra) ?
C'est très difficile de retrouver l'origine d’une idée, surtout quand on les a eues il y a longtemps. Comme tous les élèves français, l'école m'a inculqué les trois unités. Clairement, l'idée doit venir de là, de Racine et compagnie. Un ami cinéaste, Vincent Dietschy, m'a souvent dit aussi ces dernières années qu'en toutes choses, il fallait toujours arriver au chiffre trois. Que le deux était insuffisant, le quatre sans forme. Parce qu’un peu plus loin encore que Racine, il y a la Sainte-Trinité.
Two lovers, Jules et Jim, Vicky, Christina, Barcelona : les histoires à trois finissent mal. La société se fonde sur le deux du couple, mais nous rêvons toujours d’un troisième terme : ci - né - ma. Isabelle Proust, monteuse de L'Époque, m'a aussi récemment raconté qu'au montage, elle tombait au final très souvent sur des histoires en trois mouvements. Pour l'écriture de mon prochain film, elle me conseille d’ailleurs de bien faire attention à ne pas en oublier un.
Au commencement, le trois n'était pourtant pas mon objectif, pas plus que l'unité. À la base, je rêvais plutôt d'un film cassé en de multiples fragments. Prendre Paris et le casser en mille morceaux. Pareil pour le temps, qui n’existe pas. Pareil pour la jeunesse, qui n'est qu'un mot. Nietzsche a appelé ça « la merveilleuse diversité de l'existence ». Je rêvais d'un film qu'on ne pourrait pas réduire à des unités. Mais au final il y a bien « un » film. On pense faire quelque chose, et puis on fait tout son contraire. On ne sait jamais ce qu’on fait. Tant mieux franchement.
Par ailleurs, vous tenez fortement à votre propos de filmer des jeunes et uniquement eux. Le générique de fin mentionne « avec la participation des Compagnies républicaines de sécurité et de la Gendarmerie mobile » ce sont les seuls adultes du films…
Oui, des jeunes, eux et eux-seuls. Avec et pour eux. L’adulte est le point de vue normal, comme l’est l’homme blanc ou l’Occident. J’essaye d’apprendre à faire sans (Ils se passent bien du notre, de point de vue). Car à quoi aurait pu servir la vision des adultes sur des sentiments que le temps leur a fait oublier ? Si je voulais filmer des enfants, des fous ou des amis, je n’irai pas voir leurs parents, leurs psychiatres ou leurs ennemis. Je resterai avec eux le temps qu’il faudrait, pour oublier qu’ils sont des enfants, des fous, des amis.
En regardant le film, on a l’impression que les personnages prennent l’avantage sur vous et, qu’à un moment donné, il y a inversion. Votre présence s’efface au profit de ceux que vous filmez. Comment avez-vous fait pour les apprivoiser et parvenir à ce résultat à l’image ?
Il y a quelques années, j’avais découvert cette phrase d’Aragon au sujet du peintre Matisse : « Lui, dont je croyais faire le portrait, s'était mis à faire le mien. Je n'étais plus l'auteur. » Et au moment où je relis ces lignes d’une autre époque, y a ce refrain de Damso qui me tourne dans ma tête : « Damso, dis-moi qui es-tu, dis-moi dis-moi qui es-tu », tiré d’un album très justement intitulé Ipséïté.
Je croyais aux autres comme au seul mystère qui valait la peine de passer quatre années à m’oublier. Je crois que chaque personne abrite plusieurs personnages. J’essaye simplement de respecter les masques de ceux dont je scrute les visages. Comment je fais ? Je laisse faire le temps. Soall le dit dans le film, c’est lui le « maître de tout ».
Les gros plans, notamment sur Rose, sont très émouvants. Ils sont le contrepoint des scènes de rues plus éloignées. Comment trouver avec chacun et avec chaque situation la bonne distance, et qui plus est sur un lieu public ?
Jusqu’à présent, je me rends compte que j’ai toujours été incapable de trouver une distance, bonne ou mauvaise. J’ai besoin de tout ressentir. J’essayais de regarder ce dans quoi j’étais. Et de bien connaître mes optiques. Et quand je n’y arrivais plus, quand je n’y croyais plus, il y avait Thibaut Dufait, l’ingénieur du son, qui était là pour regarder à ma place, ou Marion Sièfert, ou Isabelle Proust, ou Soall, ou Rose, ou Fanny Douarche, ou les autres. Seul, je n’aurais pas tenu. Je voulais parfois fermer les yeux et ne plus rien voir du tout. Regarder m’enchante et m’épuise.
Rose, Soall sont des personnages très forts. Il y a chez elles une vraie revendication pour la culture, le son pour l’une, Aimé Cezaire chez l’autre. Par ailleurs, dans votre film, il y a Vivaldi et le rap… Il Giardino Armonico, le baroque à cordes s’accorde bien avec les scènes urbaines de danse ou de guérilla. Quel est votre secret pour cet assemblage surprenant ?
Croire que les différences sont moins nombreuses et importantes que les points communs, et que des liens existent : des passages secrets. Et aimer.
En regardant le film, nous n’avons pas l’impression d’être dans un passé proche mais plutôt dans le présent, et que les années où vous avez réalisé le film sont la prémonition du mouvement social des gilets jaunes. Nous avons un bel exemple à Besançon avec les films Medvedkine tournés à la Rhodiacéta à Besançon un an avant 68. Pensez-vous que le cinéma puisse en regardant le monde avoir cette capacité de précéder ou de porter en lui des bouleversements sociaux ?
Les médias sont synchrones avec l’actualité qu’ils fabriquent. Pendant ce temps, la réalité suit son cours. Le cinéma est voyant mais il est toujours en retard quand il s’agit de montrer aux autres ce qu’il a vu avant tout le monde. C’est son temps à lui : handicap ou noblesse, je ne sais pas trop…
« J’sais pas pourquoi, j’sais pas comment, mais ça va se rebeller » : Mala, janvier 2017.
« Les ministres, ils connaissent même pas le prix de la baguette ! Le peuple, il va éclater, ça va s’révolter ici, réveillez-vous ! » Un autre jeune, rencontré Place de la République, le 29 novembre 2015.
« Les Gilets Jaunes » est un mot récent pour regrouper des réalités anciennes.