Les microtechniques embarquées dans les mutations stratégiques

Une relative confiance en l'avenir semble porter les industriels présents au salon Micronora qui vient de se tenir à Besançon. Porté par la sous-traitance pour la santé, mais aussi l'aéronautique et le militaire, ce secteur clé de l'industrie comtoise est l'objet d'attentions soutenues et de moyens publics importants en matière de recherche et d'organisation des filières.

Une horloge Vuillemin sur le stand du Décolletage de la Garenne, à Micronora. (Photos Daniel Bordur)

« Si les programmes d'armements fonctionnent bien, on aura des débouchés. » Point de cynisme, mais un froid réalisme dans ce constat de Nicolas Protin, responsable commercial de Micronor, une société employant 40 salariés en Seine-et-Marne. Elle est spécialisée dans le scellement verre-métal entrant dans la fabrication de connecteurs à haute étanchéité, réalisés en petites et moyennes séries pour les « marchés techniquement exigeants » de l'aéronautique, du spatial, du militaire et de la santé.

Le stand que Micronor occupe à Micronora, le salon international des microtechniques de Besançon, montre, derrière les vitrines d'échantillons de pièces sorties de ses ateliers, des photos d'avions de chasse et de chars d'assaut. C'est l'un des rares à annoncer aussi nettement la couleur quand de nombreux exposants mettent en scène des mécanismes d'horlogerie et des satellites, des avions long courrier ou du matériel de chirurgie. Certains présentent des outils ou des machines en démonstration que filment des lycéens avec leurs smartphones. La commande de 36 rafales par l'Inde va incontestablement donner du travail à Micronor dont les clients fournissent Airbus ou Dassault.

Crise à venir dans l'horlogerie...

Qu'elle soit civile ou militaire, l'aéronautique est friande de microtechniques. C'est même l'un des débouchés donnant le plus de visibilité économique à ses sous-traitants. « Un nouvel avion, c'est quinze années de fabrication et autant de service après vente », explique Lucas Tournier, responsable de compte chez Plastiform. Employant une vingtaine de salariés à Thise, près de Besançon, cette entreprise spécialisée dans le thermoformage de matières plastiques, fabrique des conditionnements et des petites pièces techniques pour divers secteurs dans une zone allant de Rhône-Alpes à la Belgique, de l'Angleterre à l'Allemagne.

C'est une illustration de l'adage selon lequel il est raisonnable de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier : « Hormis le luxe et l'horlogerie pour lesquels on sent un petit ralentissement, le reste va relativement bien », souligne M Tournier.

C'est un des atouts des microtechniques de fournir plusieurs industries. « On est diversifié », confirme Philippe Vuillermoz dont la petite entreprise employant onze salariés à Saint-Claude (Jura) fabrique notamment des micro moules d'injection en plastique et des micro outils de découpe permettant un usinage au micron près. « On travaille pour les vingt plus grands horlogers suisses, le médical implantable, l'avionique, l'armement, la micro-connectique... On fournit des pièces pour des systèmes de guidage de missiles, l'armement c'est 10% de notre activité, l'aéronautique aussi... On sentait venir la crise en horlogerie, alors on a pris davantage de travail dans le médical. On a deux ans et demi de travail... »

Visibilité et fiabilité

Un tel carnet de commandes est dû à sa très haute spécialisation dans un domaine précis où l'entreprise excelle. Autrement dit, « un positionnement de niche », analyse Gérard Vallet, délégué régional du CETIM, organisme patronal spécialisé dans la veille technologique. « La plus grande visibilité économique est dans l'aéronautique, avec des carnets de commande de plus de cinq ans. Comme la sécurité est draconienne, les donneurs d'ordres ont besoin de sous-traitant très fiables. Ils ont intérêt à les accompagner pour qu'ils aient de la visibilité et puissent investir en conséquence... On pourrait avoir plus de visibilité dans l'automobile, mais elle ne redescend pas toujours dans la filière : les sous-traitants de rang 1 en ont un peu, ceux de rang 3 pas du tout... ».

Quant à la santé, « l'activité y est assez bonne, mais il y a peu de visibilité », poursuit Gérard Vallet. N'y a-t-il pas là de quoi s'étonner car les financements, notamment par la protection sociale, semblent assurés ? « Oui, mais il y a la concurrence. Il y a par exemple de très nombreux fabricants de prothèses », dit Gérard Vallet. De quoi alimenter une réflexion éthique et politique sur un secteur dont l'économie est largement adossée à la demande sociale tout en étant stratégiquement orientée vers la demande solvable, ce qui produit des résultats parfois insolents et... des déserts sanitaires.

« Les frontaliers reviennent... » 

Ceci étant, toutes les entreprises du salon n'ont pas les mêmes perspectives d'activité. « Depuis 2008, on ne voit pas plus loin que trois semaines, mais on ne va pas se plaindre », témoigne André Prêtre, responsable de fabrication chez Technicarbure qui réalise des outils coupants pour toutes les matières au Russey depuis 1968. L'entreprise emploie onze personnes qui « ne sont pas au smic, sinon elles ne resteraient pas ».

Elle aussi est sur un marché de niche « où il y a du boulot : on est spécialisé dans les petites séries de trois à quinze pièces. Un industriel veut un outil qui n'existe pas sur catalogue, il nous appelle. On a 350 clients, on travaille sur plans et sur commande ». Cette situation lui permet d'observer, voire d'anticiper la conjoncture : « il va y avoir une catastrophe horlogère en Suisse, certains vont chômer en octobre et novembre, les frontaliers reviennent... »

En amont de la filière, Fabrice Thuliez, gérant de la SCOP Acier comtois qui emploie huit personnes à Voujaucourt, est comme une vigie : « Je suis le baromètre. Depuis juin, on est dans une bonne dynamique ». Négociant en métaux, il approvisionne les transformateurs à partir d'un stock de 500 tonnes de différents métaux qu'il achète. Les affaires vont bien et il vient de prendre le contrôle de son concurrent France Alliage, spécialisé dans les métaux non ferreux.

M Thuliez observe aussi la conséquences des grandes manœuvres dans la sidérurgie avec consternation : « en France, on n'est plus capable de faire des aciers alors qu'on est aussi bon. C'est triste. Mittal a racheté Arcelor pour une question de coût du travail : 200 à 300 euros en Inde, 1500 ici... » Ne faudrait-il pas un minimum de protectionnisme européen ? « C'est aux politiques de le faire ! Macron est venu, mais il faudrait qu'il se mette deux mois à ma place ! »

« Une année de recherche
de dépôt de DLC sur titane ! »

A entendre Sophie Fourneret, commerciale au Décoletage de la Garenne (DDLG) qui fait travailler quarante personnes à Ornans, les affaires vont également « très bien ». Créée en 1948, l'entreprise est aussi sur un marché de niche : « on travaille pour le luxe, l'horlogerie, le médical... On fait des cadrans, des lunettes, des vis, des engrenages, des chambres implantables pour des patients cancéreux... »

Rachetée par Yannick Robichon en 2013, DDLG s'est mise à la R&D, la recherche et développement. « On vient de sortir d'une année de recherche de dépôt de DLCdiamond like carbon = diamant comme du carbonne sur titane », s'enthousiasme Mme Fourneret. Et alors ?, interroge le journaliste ignorant. Il s'agit d'une couche ultra fine de protection : « on a besoin de la bonne texture pour une bonne résistance aux chocs. On est passé de l'industrie de la rondelle et des axes à des pièces beaucoup plus techniques. On travaille avec nos clients pour réaliser des pièces ».

Logique de production et culture de la recherche

La R&D a longtemps été le parent pauvre des industries horlogère et microtechnique comtoises. Lip était l'arbre qui cachait la forêt, l'ancienne manufacture de Palente intégrant toutes les fonctions, dont la R&D, face à une myriade de PME spécialisées, peu ou pas dotées en ingénieurs et cadres, s'appuyant plus ou moins sur le CETEHOR, le centre technique de l'horlogerie. La crise horlogère des années 1970 et la mondialisation ont chamboulé tout cela.

Cependant, la R&D ne va toujours pas de soi. Les cultures, les logiques de la production et de la recherche, même appliquée, sont différentes. « L'ingénieur d'une PME de 50 salariés sera bouffé par un projet innovant interne, sauf si ce projet a un client. Et un labo de recherche ne travaille pas sur des projets de deux mois, un chercheur n'est pas fait pour ça. Les labos traitent aussi des affaires à 3000 euros comme des contrats d'un million », explique Michel Frœlicher, ancien directeur général du CETEHOR, vice-président de Micronora. « Pur produit du CNRS », passé par l'ANVAR qui l'a « ouvert à l'industrialisation », il a acquis la conviction en marchant que la R&D toucherait les PME par le biais de structures dédiées au transfert de technologie et montrant des réussites.

D'un certain point de vue, le transfert de technologie est l'exportation de savoir-faire qui prélude le plus souvent aux délocalisations dans des contrées à bas coûts sociaux et/ou environnementaux. C'est plutôt, pour ses artisans, le transfert de connaissances de la recherche à l'industrie. Michel Frœlicher se souvient des réticences universitaires initiales : « Il y a trente ans, il y a eu des manifs lors du premier contrat entre le CNRS et Péchiney. Aujourd'hui, le transfert de technologie marche bien. L'éclosion de spin-offScission des activités au sein d'un groupe afin d'offrir aux investisseurs une plus grande lisibilité des comptes. et de start-up me rend joyeux ».

Interfaces de recherche et développement

Femto-Engineering est l'une de ces structures intermédiaires entre industrie et recherche. Issu de l'institut Femto-ST, le géant économique de l'Université de Franche-Comté réunissant plus de 700 chercheurs, porté par une fondation créée par l'université en 2013 et financée sur fonds publics et privés, Femto-Engineering fait de la « maturation technologique », explique Maxime Rousset, l'un de ses ingénieurs, spécialiste du laser. « La R&D coûte cher et les entreprises n'ont pas toujours le temps, ni les moyens humains. Donc, on réfléchit à un projet qu'on développe chez nous ».

Julien Coupey, ingénieur « incubé ».

Une autre interface est l'incubateur. Également adossé à Femto-ST, il part de la recherche pour aller vers l'application en entreprise. Se présentant ironiquement comme « incubé », Julien Coupey est un « porteur de projet ». Ingénieur à l'ENSMM, il travaille depuis deux ans à un algorithme d'optimisation de tournées de véhicules qui a conduit à développer un logiciel avec For Age, une toute petite entreprise qui vend du conseil à des sociétés de livraison ou des laboratoires d'analyses médicales.

« On avait des tournées sous contraintes d'horaires, de compétences, d'équipement », explique Gérard Vanca, le fondateur de For Age. « On collecte un ensemble de rendez-vous, les contraintes — par exemple liées au délai d'acheminement de prélèvements sanguins —, les personnes disponibles, et le logiciel propose un ordonnancement. L'algorithme a été travaillé avec le labo de math... En moyenne, on gagne 30% sur les temps de transport, 25% sur les kilomètres et le CO² ». N'y a-t-il pas de risque d'intensification du travail ? « Au contraire. A activité égale, on fait moins de trajet ou plus d'interventions ». Pour Julien Coupey, ce serait contreproductif d'utiliser l'outil pour presser les livreurs : « ils n'utiliseraient pas l'outil ». Comment tenir compte du risque embouteillages ou accident ? « On ne peut pas savoir, alors on a mis 20% de temps en plus pour les aléas de la route », dit Gérard Vanca.

« Si vous arrêtez d'innover, vous êtes cuits »

Le résultat de cette R&D, c'est la fameuse innovation, celle qui permet de garder un ou plusieurs temps d'avance dans la compétition économique mondialisée. « Si vous arrêtez d'innover, vous êtes cuits », prévient Michel Frœlicher. C'est ce qu'est venu dire Emmanuel Macron lors de l'inauguration du salon en présentant l'innovation comme « une politique de compétitivité hors coûts » que, dans son optique, les entreprises financent avec les marges bénéficiaires leur permettant d'investir.

Directeur du centre de transfert de technologie de Saint-Louis (Haut-Rhin), l'ingénieur Pierre Chambard voit tout cela avec un brin de recul. « J'ai commencé en 1992, le centre de transfert avait déjà 6 ans. Des grands groupes nous passaient des commandes, ils étaient très prospectifs. Mais à partir des années 2000, ils n'ont plus payé pour voir. Le crédit impôt-recherche a reboosté l'activité. Les groupes ont les moyens, les petites entreprises non, elles sont le nez dans le guidon... »

Ceci étant, tout le monde n'innove pas. Pour le PMT, le Pôle des Microtechniques, pôle de compétitivité basé à Besançon-Témis, qui borne ses activités au luxe, aux microsystèmes, à l'aéronautique, à la santé, aux transports et à l'énergie, environ 160 des 400 entreprises concernées ont « une capacité d'innovation », explique Anne Roy, chargée de communication. Plus de 110 adhèrent au PMT qui, lui aussi, fait de la veille technologique : « on informe les entreprises des nouveautés dans leur domaine, on leur ouvre des financements pour des nouveaux marchés et des nouveaux produits », ajoute-t-elle.

Il y a donc une dimension promotionnelle : « on développe la visibilité du secteur des microtechniques. Parlez-en à un Belge, il ne sait pas ce que c'est, n'aura pas idée de venir car les microtechniques sont essentiellement franc-comtoises et suisses », dit Anne Roy. Ceux qui pensaient que le monde entier savait que Besançon est la capitale française du secteur en sont pour leurs illusions. « La ville est riche en PME dynamiques mais difficiles à identifier faute d'une leader de grande taille. Et Raymond-Bourgeois, le plus gros employeur privé, leader mondial de la découpe de tôle silicium, n'est pas un spécialiste de la communication », remarque Michel Frœlicher.

« C'est le rôle du chef d'entreprise d'être curieux »

La prise en charge de la R&D par des structures professionnelles ou publiques n'exonère pas les patrons de leurs responsabilités : « c'est le rôle du chef d'entreprise d'être curieux, de se renseigner sur les nouveaux modes d'usinage, les nouvelles matières. La veille technologique, c'est 60% de mon temps », témoigne Philippe Vuillermoz. « Cela fait deux ans qu'on est sur les circuits micro-fluidiques. Les grands donneurs d'ordres [du médical] cherchent des procédés pour les patients fassent eux-mêmes leurs analyses de sang ».

Innovation, R&D et compétitivité se déclinent enfin en « cluster », ou, pour utiliser le français « regroupement, généralement sur un bassin d'emploi, d'entreprises du même secteur ». Il s'agit de réunir un « ensemble de décideurs qui créent et entretiennent un système relationnel leur permettant d'augmenter leurs opportunités d'affaires et de croissance », expliquait dès 2003 un cluster wallon des technologies de l'information et de la communication.

Le Pôle des microtechniques a ainsi initié un cluster sur la santé en 2015 : Innov'Health. Il en a lancé un autre à l'occasion de Micronora, Aeromicroteh, dédié à l'aéronautique, au spatial et à la défense, quelques mois après une participation collective à EuroSatory, le salon international de défense et de sécurité organisé par l'armée, l'État et les industriels. Aujourd'hui, les entreprises régionales présentent des versions militaires d'oscillateurs, des drones pour unités d'assaut, des systèmes de mise à feu, des composants pour ogives...

« Le militaire est une industrie comme une autre »

Il n'y a manifestement plus de débats passionnés questionnant l'opportunité d'investir dans l'industrie de l'armement, comme en connut le conseil municipal de Besançon en mars 1990 (lire ici). « Le militaire est une industrie comme une autre, l'horlogerie a toujours travaillé pour l'armement. Les questions éthiques se posent aujourd'hui davantage sur la santé, avec les nanotechnologies », note Laurent Larger, directeur de Femto-ST.

Pour la cinquième fois à Micronora, Sébastien Crozet, « PDG décolleteur » de la petite société de Cluses (Haute-Savoie) qui porte son nom, travaille des pièces de précision, en majorité pour des fabricants de matériel médical. L'essentiel est en titane, mais comme il est sous-traitant, il « ne gère pas la bio-compatibilité ».  De même, s'il connaît les activités de ses clients dans l'aéronautique, le spatial ou le ferroviaire, il ne connaît « pas forcément la finalité », l'usage de la pièce vendue. « Je viens à Besançon pour capter des nouveaux clients, des start-up cherchant des produits spécifiques... Mais on prend des contacts, on ne signe pas de contrat comme du temps de mon père... » « Il faut être ici », dit comme en écho l'hôtesse du stand de la chambre de commerce et d'industrie de Haute-Savoie.

L'innovation est aussi où les tenants d'un économisme pur et dur ne l'attendaient pas : dans la protection des travailleurs et de l'environnement. C'est ce dont témoigne Julien Gaume, technico-commercial chez Sivart, une société de Damprichard qui fabrique et installe des aspirateurs de toutes sortes de polluants utilisés dans l'industrie. « De la poussière au brouillard d'huile et aux toxiques, de l'aspiration centralisée à haute pression au nettoyage de pièces ou à la ventilation de locaux », explique-t-il : « il faut éviter que la pollution retombe sur une pièce ou sur l'opérateur ». En fait l'ouvrier, mais ce mot a presque disparu du vocabulaire entrepreneurial en même temps que certains annoncent la fin de la classe ouvrière...

Nous racontant une anecdote, Michel Frœlicher montre qu'il sait ce que l'industrie micromécanique lui doit et que la qualification lui apporte un minimum de sûreté : « La crise des années 1970 a surtout touché Lip, mais ils étaient super formés et ont pu retrouver du travail. J'avais hérité au CETEHOR d'un mécanicien venu de Lip, il avait une super qualité de fabrication, mettait beaucoup de temps pour les réglages, mais ne faisait qu'une passe... Quand la Rodiaceta a fermé, le personnel était moins qualifié, ça a fait beaucoup plus de mal... »

 

 

 

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