Les corps endormis et l’attente du réveil (5)

Infirmière volontaire pour être renfort face à la pandémie au CHU de Besançon, Aline n'avait jamais travaillé en réanimation. Dans cette cinquième chronique, elle parle de la technique et des patients avec humanité et simplicité, nous faisant pénétrer dans un univers dont on entend souvent parler sans arriver à toujours s'en faire une juste présentation…

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En passant dans les couloirs du service, on aperçoit les corps des patients endormis. Plus d’hommes que de femmes, des personnes généralement en surpoids, souvent avec des antécédents de maladies, des patients âgés mais pas uniquement, rarement du groupe sanguin O (mais cela arrive), et pas autant de fumeurs que ce que l’on imaginait. Une chemise d’hôpital ou un drap recouvrent leurs corps lourds, enfoncés dans les matelas qui limitent, par la propulsion d’air, la détérioration des téguments. Les silhouettes des patients sur le dos ou sur le ventre se fondent dans le décor, en contre bas des écrans lumineux et dans le prolongement des tuyaux. Plusieurs sparadraps, collés pour retenir les sondes, traversent leurs visages. La bouche est déformée, pénétrée par la sonde d’intubation, et le nez sert de passage pour une sonde nasogastrique qui apporte jusqu’à l’estomac, ce que l’on peut appeler de «  l’alimentation ».

Sur le ventre, les visages sont cachés, les yeux fermés et recouverts par des pansements occlusifs, seuls les jambes, les fesses, et les dos qui se balancent au rythme des mouvements respiratoires, sont visibles. De dos, une ressemblance inévitable s’impose, de face on peut enfin mettre un visage sur un nom. Les corps sont le plus souvent inanimés, paralysés par les « curare » et endormis par les sédatifs. Un patient en réanimation « doit dormir » affirme une infirmière. En effet, les drogues sont souvent maintenues plusieurs jours, voire plusieurs semaines pour qu’on puisse protéger les poumons, rétablir les fonctionnalités, récupérer des capacités, avant de tenter de réveiller les malades. Il faut du temps.

Plusieurs options thérapeutiques jusqu'au traitement de la dernière chance

Dans le syndrome de détresse respiratoire aigü (SDRA) observé dans les formes sévères de covid, le travail thérapeutique se fait en plusieurs étapes. Les aides pour assurer une ventilation sont graduées, passant d’une simple aide à ventiler à un contrôle total par le respirateur de l’insufflation et de l’expiration. La machine est souvent réglée, sa fréquence, l’apport en oxygène, au regard des signes cliniques du malade, de ses inconforts et des bilans sanguins réalisés trois fois par jour (les gaz du sang).

Quand l’assistance ventilatoire ne suffit pas, les corps sont retournés, mis sur le ventre afin de dégager et mobiliser les alvéoles saines pour favoriser les échanges gazeuxCe sont des cures en décubitus ventral. Une équipe spécifique de l’hôpital aide l’infirmier.ère en charge du patient à le retourner pour une durée de 12 à 15 heures.. Pour améliorer l’oxygénation, des « cascades », ou encore du monoxyde d’azote peuvent être ajoutés dans le dispositif. Quand les traitements précédents n’ont pas fonctionné, il est possible de mettre en place une circulation extra-corporelleEcmo (Extracorporeal Membrane Oxygenation).. À partir de canules insérées en voie sanguine veineuse, le sang du patient est pompé, puis oxygéné dans une machine avant d’être réinjecté dans une autre de ses veines. Un circuit de tuyaux rempli de sang plus ou moins clair entoure le malade. C’est le traitement de la dernière chance, la machine assure les fonctions remplies par les poumons en temps normal. Ce traitement est déployé pour une minorité de patients.

La majorité d’entre eux sont intubés, ventilés grâce au respirateur. Les soins au corps sont relativement répétitifs, il s’agit de prévenir les problèmes liés à la ventilation, et faire en sorte qu’elle puisse être la plus efficace possible. L’aspiration est un soin régulier, réalisé toutes les 3 heures, parfois plus, en fonction des bruits respiratoires (« ça crépite, ça tire, ça siffle »), et des données chiffrées qui peuvent indiquer un problème (désaturation, augmentation des pressions). Il s’agit de passer un tuyau en plastique à l’intérieur de la sonde d’intubation. Le geste est plutôt rapide, on enfonce presque jusqu’au bout le tuyau d’aspiration, puis on le remonte, en aspirant les sécrétions le long de la trachée, guidé par les bruits ou les adhérences rencontrées sur le passage.

Jusqu’où aller, pendant combien de temps ?

Si les aspirations peuvent soulager les malades, on sait que cet acte est particulièrement invasif, et peut aussi avoir des effets néfastes. De la même façon, les cures de décubitus ventral ont un effet positif au niveau respiratoire en même temps qu’elles peuvent fragiliser la peau. Les corps retournés, sur le dos, nous signalent les emplacements des appuis du visage lorsque le corps était sur le ventre. Malgré la vigilance fournie pour installer les patients, des marques rouges transformées parfois en traces plus foncées, des bosses, des œdèmes, des débuts d’escarres apparaissent et sont ensuite soignés à l’aide de pansements, de pommades, de glace.

Aussi, les interventions déployées pour maintenir les patients en vie, tout en les gardant endormis, ont des effets à la fois positifs et négatifs. Plus le temps thérapeutique s’étire dans la durée, plus les troubles neuromusculaires, les risques infectieux et thromboemboliques, les barotraumatismes seront élevés et plus le temps de récupération, de rééducation sera étendu. Jusqu’où aller, pendant combien de temps ? Les lésions pulmonaires seront-elles réversibles ? Combien de semaines, de mois de rééducation seront nécessaires ensuite ?

Savoir se laisser du temps car on ne sait pas, nous n’avons pas les connaissances qui permettent d’évaluer, de raccourcir ou de moduler ce temps de traitement voire de guérison. Evacuer les drogues prend du temps, les réveils des patients se font sur plusieurs jours, de la décision de diminuer la sédation jusqu’au fait d’enlever la sonde d’intubation. Entre temps, les patients montrent des signes de réveil, on évalue si le réveil se passe bien, toujours en fonction des données chiffrées au niveau hémodynamique et respiratoire, mais aussi du comportement. On regarde si le patient « déclenche » lui-même des mouvements respiratoires et s’il prend d’assez grands volumes et en combien de temps afin qu’il ne s’épuise pas.

Le réveil d’un patient réactive la motivation des soignants…

Souvent, les réveils sont difficiles, les corps s’agitent, parfois il faut attacher les mains, les pieds, pour ne pas que les malades enlèvent les différents tuyaux qui les encerclent. Les alarmes sonnent tout le temps. De nombreux patients sont à ce moment-là à nouveau un peu endormis. Les interventions thérapeutiques sont ajustées plusieurs fois par jour par les médecins. Les objectifs sont en mouvement, on sent pleinement le caractère incertain et imprévisible de l’évolution de la maladie.

On marche sur des œufs, on voyage entre différents stades : endormis, réveillés, endormis à nouveau, entre-deux. Sur le vif, apercevoir un regard du malade, parler à travers les yeux, expliquer aux malades qu’il faut coopérer avec les soignants et patienter. Ce séjour en réanimation ne restera bien souvent pour les patients qu’un lointain souvenir, évaporé, oublié. Pour nous, le moment du réveil sonne comme le but atteint, reflet du franchissement d’une frontière à travers différents seuils : des pupilles réactives, des regards présents, des réponses aux questions simples, dire « oui » par un mouvement de menton, lire sur les lèvres qui bougent, essayer de communiquer par des signes. Ces preuves d’éveil et de conscience amènent à enlever des tuyaux, des machines, des sondes. Le réveil d’un patient symbolise les enjeux du soin en réanimation, il réactive la motivation des soignants et donne du sens à tout ce lourd déploiement de moyens et de temps.

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