Les AOP fromagères entre euphorie économique et responsabilité environnementale

A Frasne, la fédération régionale des coopératives laitières du massif jurassien se félicite de l'insolente réussite de la filière comté tout en craignant une « rupture d'équilibre ». Les risques sont la fuite en avant productiviste qui mettrait à mal la gestion collective de la production, et une image dégradée provenant de la lenteur des réponses apportées aux pollutions de l'eau ou aux enjeux climatiques.

Evolution du prix de différents laits, en euros par 1000 litres. En vert, le prix des AOP franc-comtoises, en rouge de l'ensemble des laits en Bourgogne-Franche-Comté, en bleu les laits standards de Bourgogne-Franche-Comté, en bleu pointillé l'ensemble des laites français... Document FRCL
Les indicateurs économiques sont au beau fixe dans le fier univers du comté. Le prix du lait payé aux producteurs des AOP franc-comtoises n'arrête pas de grimper : 445 euros la tonne en janvier 2013 ; 530 euros en janvier 2018 ; 580 euros en octobre dernier, soit 205 euros de plus que les laits standards de Bourgogne-Franche-Comté, eux mêmes mieux payés que le prix moyen de l'ensemble des laits français... Le prix du comté vendu par les affineurs aux distributeurs battent aussi des records. La MPN, la moyenne nationale pondérée, issue de la négociation entre producteurs, fromagers et affineurs, était de 5350 euros la tonne de fromage en janvier 2006. Elle approchait 8800 euros en janvier de cette année, une hausse de 64% en treize ans ! Un sommet a même été atteint avec 9100 euros en décembre... L'augmentation sur la seule année 2018 a été de 3,7% quand l'ensemble des fromages à pâtes pressées cuites augmentait de 2% tandis que l'inflation était de 1,8% et l'alimentation en hausse de 1,9%.

Consommation de comté en hausse de 4% en 2018

Bref, la situation est « extraordinaire », voire euphorique, reconnaissent les professionnels, au point qu'ils sont nombreux à craindre une « rupture d'équilibre ». Mais de quel équilibre parle-t-on ? En vélo, l'équilibre est assurée par le mouvement. Le marché du comté, lui, est sensible aux aléas climatiques. Il s'en est produit 67.000 tonnes l'an dernier, en progression de 1,4% en un an. Mais si l'on s'en tient à la seule période avril-octobre, la production est restée stable par rapport à 2017, en hausse de 6% par rapport à 2016, année caniculaire. Cependant, le déficit fourrager a fait diminuer la collecte de lait cet hiver, et se tasser la production de fromage. Le marché du comté dépend également de la demande des consommateurs qui repose notamment sur la qualité et la confiance. De ce point de vue, tout va bien. La croissance de la consommation de 4% l'an dernier devrait, selon les prévisions du CIGCComité interprofessionnel de gestion du comté, se poursuivre au rythme de 2% pendant encore au moins deux ans. Du coup, il laisse rentrer de nouveaux producteurs dans la filière, comme à Valmorey (Ain) à qui 300 tonnes ont été accordées : treize fermes dont trois bio viennent ainsi de quitter le lait industriel pour débarquer dans le comté. Le CIGC distribue aussi des droits à produire supplémentaires, notamment aux petites fromageries.

Le comté attire les reconversions

Autre conséquence, les investissements vont bon train, tant dans les fermes que dans les coopératives. Quatre millions d'euros du fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER) ont d'ailleurs été votés en novembre dernier pour contribuer aux financements des projets 2019 et 2020 que portent les coops du massif jurassien. On le voit l'équilibre économique est obtenu par une croissance que soutient l'action publique. La production de comté a plus que doublé en 25 ans mais cela doit être relativisée : on n'a pas produit deux fois plus de lait car il y a eu des reconversions en comté de productions sans régulation, par exemple l'emmenthal. N'empêche, il y a bel et bien davantage de vaches et de lait produit sur la plupart des territoires du massif jurassien. Et là, c'est l'équilibre écologique qui a commencé à se rompre, tendance appelée à s'accentuer avec les changements climatiques. La filière comté est ainsi critiquée dans les milieux environnementalistes qui trouve qu'elle tarde à s'adapter alors qu'ils alertent depuis des années pour la prise en compte de la question de l'eau. S'appuyant sur des études scientifiques qui documentent la perte de qualité des rivières, se mobilisant contre les atermoiements publics, les militants plaident pour une extensification de la production laitière. Elle passe notamment par une moindre productivité des vaches et des pâturages, ce qu'a commencé à prendre en considération la filière comté en révisant le cahier des charges.

Trop de compléments alimentaires

Ceci étant, n'y a-t-il pas, outre des progrès économiques et sociaux, une amélioration environnementale quand des producteurs passent du lait industriel au lait à comté, ou de l'emmenthal au comté dont le cahier des charges est plus rigoureux ? Certes, c'est aussi pour attirer ces producteurs, notamment dans le Doubs, que les compléments alimentaires ont été plafonnés à 1800 kg par vache et par an, une quantité jugée excessive par beaucoup et conduisant à des vaches produisant 10.000 litres par an quand 6000 sont considérés plus raisonnables. A l'inverse, des éleveurs productivistes quittent le comté et son système coopératif pour aller vers le morbier fermier qui n'est pas régulé. C'est donc par territoire que doit s'envisager la question environnementale. Et à l'échelle de l'ensemble des productions utilisant des intrants, notamment importés dans la région, et générant des effluents en excès. Si elles ne sont pas prises en compte par tous les paysans, ces préoccupations ne sont plus ignorées des responsables des organisations agricoles. La « sensibilité des milieux naturels des plateaux jurassiens aux pollutions agricoles » figure en toutes lettres dans le rapport d'activités 2018 de la fédération régionale des coopératives laitières qui tenait son assemblée générale jeudi 4 avril à Frasne. Le document consacre un chapitre entier au sujet, de la « limitation des pollutions à la source » à la « gestion des effluents ».

« Ne pas ignorer la crise de l'eau »

Le rapport souligne « l'augmentation des performances » des stations d'épuration des fromageries, constatant d'une litote qu'il reste encore beaucoup à faire pour « l'amélioration des pratiques agricoles qui se poursuivent à un rythme plus lent ». Il s'agit rien moins que « la meilleure connaissance des lisiers, fumiers, sols et herbe » ou encore « l'amélioration des pratiques de fertilisation ». Bref, de l'agronomie, de la connaissance, de la formation... Cependant, à la tribune, les dirigeants de la FRCL passent vite sur ce sujet apparenté au prétendu agri-bashingdénigrement des agriculteurs, expression que seule la vice-présidente du conseil régional, Sophie Fonquernie, prononcera. L'affaire sera quand même abordée avec insistance par l'hôte du jour, Philippe Alpy, maire de Frasne, agriculteur d'un des plus gros GAEC de la zone comté, vice-président (DVD) du département du Doubs en charge de l'eau. « Vous ne pouvez pas ignorer la nécessité de regarder la crise de l'eau... Sur certains territoires, elle va devenir un vrai sujet. Il faut d'abord respecter les zones humides », assène-t-il en constatant : « On s'est mis à mal les associations environnementales. La filière comté est exemplaire comme modèle économique, mais elle a des effets pervers sur l'eau et doit être exemplaire dans sa gestion... Les rivières sont déficitaires, il faudra stocker l'eau intelligemment, mobiliser des fonds européens. Faites en un vrai sujet de débat... » Dans la salle, quelques paysans ont beau rigoler en douce autour de la réaction de l'un d'eux - « faites comme je dis, pas comme je fais... » - le message de Philippe Alpy a été entendu. Lui succédant au micro, le président de la FRCL, Dominique Marmier, glissera dans un propos essentiellement économique : « la transition écolo-énergétique, on y pense quand même ! » Il abordera bien sûr la révision du cahier des charges, notamment la « question de la taille des exploitations et des ateliers », comme « une nécessité pour l'image du produit ».

« En Chine 900 millions d'habitants sont prêts à bouffer du comté »

Le grand invité de l'assemblée, l'économiste libéral Philippe Dessertine, vient bouleverser la perception de ce qui apparaît comme un lent mais irréversible changement de cap de la filière. Tout à son enthousiasmante défense de « l'indispensable quatrième révolution industrielle » et des « sidérantes applications » des bigs data, il prolonge l'illusion technologique : « l'intelligence artificielle va permettre de répondre au dérèglement climatique ». Certains sont béats quand il vend la poursuite du rêve de grandeur économique : « en Chine 900 millions d'habitants sont prêts à bouffer du comté ». A côté, le Brexit serait du pipi de chat... Dans la salle, quelques doutes s'expriment poliment : « comment l'intelligence artificielle va-t-elle nous sortir du souci du réchauffement climatique ? », demande Hervé Bole (Géniatest). Réponse de Dessertine : « ça va aider les ministres qui n'y comprennent rien, on va vers la sobriété, l'intelligence artificielle va supprimer 80% des mails inutiles... » Gérard Coquard, producteur bio à Arc-sous-Montenot, est perplexe : « mon inquiétude, c'est que vous êtes tellement brillant qu'on pourrait croire que vous avez raison... Dans 30 ans, les problèmes de ressources feront que les bigs data ne marcheront plus... » L'universitaire a réponse à tout : « ne vous inquiétez pas, la science va trouver la solution, au Canada des calculateurs sont autonomes en énergie... »

« Le comté est bien positionné pour répondre à deux défis »

Alain Mathieu, le président du CIGC, donne le coup de grâce sans avoir l'air d'y toucher - « où est la place de l'homme ? C'est une question qui traverse les révolutions et les générations... » - avant de passer aux choses sérieuses : « Nous sommes dans le coup, le comté est bien positionné pour répondre à deux défis. Le premier, c'est un nouveau cycle de développement économique, passer de la croissance des volumes à la croissance de valeur ». Pour ce faire, il est « impératif d'accompagner de nouveaux entrants » dans la filière comté. Le second défi est environnemental : « nous n'avons pas le droit de décevoir... La productivité, ce sont aussi des mesures pour la biodiversité des prairies... Si l'immense majorité des producteurs respectent les règles, quelques réfractaires fragilisent le collectif. D'où les sanctions, les suspensions de collecte, les contrôle pour vérifier que les surplus ne vont pas dans d'autres filières AOP... » Alain Mathieu a également entendu les « interpellations du CIGC » par les environnementalistes et les scientifiques, notamment sur l'arasement des haies et les casse-cailloux. Face aux paysans-transformateurs que sont les coopérateurs, il leur répond indirectement en psychologisant la controverse : « il est indispensable d'expliquer que des pratiques ont un tel impact émotionnel que sans dialogue, on risque l'interdiction... » Et de renvoyer le sujet au sein de chaque fruitière qui doit être « un lieu de débat ». Aujourd'hui, la filière comté semble cependant encore hésiter entre trois des cinq scénarios imaginés par le CIGC en 2017 : individualiste, haut de gamme ou excellence environnementale.

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