Le cinéma et la désolation
Dans La Vallée, film libanais de Gassan Salhab tourné en 2013, un homme émerge d’un ravin suite à un accident de voiture. Il a perdu la mémoire et est recueilli par un groupe. Il devient le témoin muet des situations à venir. A un moment il dit : « je ne sais pas si je vais aimer ce que je vais retrouver ». Cette histoire d’amnésie en cache une autre. « Jusqu‘au dernier moment j’ai hésité, expliquait le réalisateur : j’ai voulu amener le côté vain de la mémoire, car cet homme, ce témoin, ne sert à rien. Il est comme tout le monde, il regarde la situation et ne peut rien faire. C’est cela la situation de Beyrouth depuis 40 ans ».
Dans Kosa, film slovaque d’Ivan Ostrochovský, un ancien boxeur (Peter Baláž dans ce rôle éponyme) vit d’expédients dans une maison délabrée. Quand il apprend que sa petite amie est enceinte, il décide de remonter sur le ring afin de gagner de l’argent pour pouvoir payer l’IVG. Entre chaque combat de boxe, un véritable road-movie se dessine entre des paysages gelés et des lieux désaffectés. Filmé comme un documentaire, avec des plans très stylisés, cadrés par une caméra fixe, Kosa ne tombe jamais dans le pathos. Le décor hivernal, les séquences de défaites lors des combats successifs de boxe, l’entraînement avec son manager dans la voiture ou dans le froid font de ce personnage l’archétype du martyr sur fond de misère sociale. Histoire d’un homme qui n’a de cesse de lutter pour sa survie, Kosa fait partie des films inoubliables de cette édition.
Dans La Leçon, film bulgare de Christina Godreva, une jeune professeur d’anglais recherche qui a volé de l’argent dans son porte-monnaie. Au même moment elle apprend que sa banque est sur le point de saisir sa maison et de la mettre en vente. Ce film dessine le portrait d’une femme qui fera tout ce qu’il faut pour trouver de l’argent. Très habilement, la réalisatrice travaille sur les limites de l’honnêteté face à une réalité économique préoccupante. Le film est né d’un fait divers où une femme braquait une banque pour sauver sa famille de la misère.
Les difficultés sociales sont aussi au cœur du film roumain Le Trésor, de Corneliu Porumboiu. Costi raconte des histoires à son enfant pour qu’il s’endorme. Un jour son voisin endetté lui confie qu’un trésor est caché dans le jardin de son grand-père. Les deux hommes louent un détecteur de métaux et partent à la chasse au trésor… Des réparties cocasses et des situations absurdes montrent en arrière plan la Roumanie d’aujourd’hui. Au-delà de cette impression, le film devient une fable sur ce que sont les rêves et à quel point le cinéma sait les fabriquer.
Sandro le professeur de Blind Dates, film géorgien de Levan Koguashvili, vit toujours chez ses parents et ceux-ci s’immiscent dans sa vie privée. Son ami Iva organise des rendez-vous à l’aveugle pour rencontrer des filles, mais cela se termine toujours de façon absurde, comme si les deux personnages masculins s’intéressaient à peine à leur propre vie. Pourtant lors d’une virée au bord de la mer Noire, Sandro tombe amoureux d’une jeune femme dont le mari est en prison. A la sortie de celui-ci, Sandro va vivre toute une série de situations saugrenues ; l’ennui et l’absence de décisions feront que rien ne changera. Dans ce portrait d’une certaine jeunesse géorgienne, le réalisateur met en scène une société passive qui ne met rien en œuvre pour changer.
La société et les marges
C’est dans la région d’Arkhangelsk, au Nord de Moscou, qu’Andrei Konchalovski a planté le décor de son film Les nuits blanches du facteur, une chronique rurale sur un monde en voie de disparition. Dans cette contrée, le facteur fait chaque jour l’aller et retour en bateau jusqu’à la ville la plus proche afin de rapporter aux villageois le courrier, du pain, des ampoules et même leurs pensions. A la fois documentaire et fiction, le film prend le risque du fantastique à deux reprises lors des apparitions d’un chat plus gros que nature pendant les insomnies du facteur, et lors d’une balade en barque, où il est question d’une sorcière. Est-ce réel ou s’agit-il d’un rêve ? C’est un film qui travaille sur le visible et l’invisible et ce qui se trame entre les deux, comme les secrets de l’amour ou la forme incongrue de la haine dans une Russie éternelle à quelques encablures d’une base spatiale.
Du côté de la Chine dans Montains May Depart, de Jia Zhang-ke, on fête le nouvel an dans une région minière. Une jeune femme Tao se fait courtiser par deux hommes : Zang, en pleine ascension sociale rachète la mine, et Lianzi y travaille. Elle fait le choix d’épouser le plus riche et met au monde un enfant nommé Dollar, en allusion à la nouvelle société néo-capitaliste. Entre tradition et modernité, le film explore la Chine d’aujourd’hui dans un mélodrame où l’onirisme croise des séquences hyperréalistes.
Hors des sentiers battus du cinéma qui met en scène une nation prospère, The Other Side nous conduit dans le Tiers monde de l’Amérique, rarement exploré par le cinéma. C’est un couple de junkies que filme Roberto Minervini en Louisiane du Nord. Addicts à la drogue, Mark et Luisa vivent en marge du monde et vouent une haine sans limites à Barack Obama. La caméra s’approche au plus près de ce couple de marginaux. Et soudain, l’image explose, glisse vers le Texas où des milices armées prônent une nouvelle guerre civile opposant le Sud au gouvernement d’Obama. Construit sur le fil du documentaire et de la fiction, ce film s’immerge dans la réalité et passe de la nature, sorte de paradis perdu où se vit l’intime, à un autre terrain où des rednekcs pilotés par d’anciens soldats s’entraînent collectivement au tir à l’arme lourde...
La culture et les traditions
Fatima, de Philippe Faucon dresse le portrait d’une femme de ménage immigrée qui élève seule ses deux filles. Le cinéaste fait le choix de montrer une héroïne invisible, une femme qui ne parle pas français et met tout en œuvre pour l’éducation et l’affirmation de ses filles. « Un arbre qui tombe fait plus de bruit qu’un arbre qui pousse », expliquait le réalisateur à l’issue de la projection. L’arbre qui pousse dans ce film méticuleusement réalisé est celui d’une intégration réussie. Après son film La Désintégration, tristement d’actualité, Philippe Faucon s’appuie sur Prière à la lune, un livre de Fatima Elayouti.
Autre film français présenté dans cette sélection, Des Apaches de Nassim Amaouche, nous plonge au cœur de la communauté kabyle parisienne et de ses traditions. Dans le quartier de Belleville, de nombreux bars sont tenus par des Kabyles. Pour céder une affaire, on réunit un conseil des chefs de famille auquel le vendeur doit assister en présence de son fils aîné : « Je suis d’origine algérienne et Kabyle expliquait le réalisateur. Je voulais montrer aux spectateurs une communauté qui a un mode de fonctionnement particulier ». Au début, le fils refuse d’accompagner son père : « J’ai aussi voulu raconter l’histoire du cygne noir dans cette communauté. D’habitude les cygnes sont blancs mais il y a toujours un cygne noir et c’est lui qui fait avancer les choses ». Le film hésite entre le documentaire et la fiction, comme de nombreux films de la nouvelle génération de cinéastes à laquelle appartient Nassim Amaouche. Cela produit une œuvre ancrée dans l’héritage du cinéma français (incarné ici par la présence de Dussolier) et la recherche d’une forme nouvelle : « J’ai voulu abandonner le montage parallèle et provoquer une expérience sous la forme de collage expliquait le réalisateur. C’est la manière de raconter les choses qui m’intéresse… »
La mort et le deuil
Le très beau Mia Madre, de Nanni Moretti, présenté en ouverture du festival parle de la mort. En plein tournage, Margherita, réalisatrice italienne doit faire face à la mort de sa mère. Le réalisateur réussit son pari en faisant entrer un acteur comique (John Turturro) dans le récit. D’une part le cinéaste nous dit que le cinéma ne saurait nous mettre à l’abri de la vie, et d’autre part que celle-ci, au-delà du deuil et de la perte, peut être légère. Une œuvre magistrale.
Dans The Grief of other, Patrick Wang traite d’un deuil irrésolu. Dans une famille, la mère enceinte d’un enfant gravement mal formé décide de ne pas avorter et de le cacher à son mari. Filmé en plan fixe, le cinéma ausculte les méandres de la souffrance quand la parole est absente. La caméra, discrète, tente de saisir avec justesse le désarroi du couple, l’isolement de l’homme et de la femme et comment ils vont tenter de se reconstruire. Loin du cinéma spectaculaire et racoleur, le film chemine en permettant au spectateur de dénouer les fils et de trouver sa place.
Se souvenir de la barbarie
Les premières images du Fils de Saul distillent le plus grand malaise. László Nemes nous plonge dans l’enfer d’Auschwitz. Saul, juif hongrois, est affecté dans un Sonderkommando (commandos spéciaux du camp d’extermination). Avec d’autres déportés il fait descendre des convois ferroviaires les juifs venus de toute l’Europe, les mène jusqu’au vestiaire des chambres à gaz, les fait se déshabiller avant de les y pousser. Les membres des Sonderkommandos sont autorisés à survivre jusqu’au moment où les SS les éliminent afin d’effacer les traces de leurs crimes.
Parmi les cadavres, Saul croit reconnaître son fils et décide de lui donner une sépulture selon le rituel juif. Le format carré du film nous happe dès les premières minutes avec l’entrée dans le champ de Saul filmé caméra à l’épaule de la première à la dernière image dans l’univers concentrationnaire. Claire Royer, scénariste du film, expliquait : « Sortir de l’animalité pour enterrer un mort dans un camp c’est impossible. Saul cherche à retrouver quelque chose de la transcendance. Il veut enterrer l’enfant, c’est à dire redonner de l’humanité à cela ». Comment représenter l’irreprésentable par le biais de la fiction ? Toutes les questions sont là dans cette œuvre qui ne laisse pas une minute de répit et nous interpelle sur la question fondamentale du cinéma, comment montrer l’indicible ?
Après une carrière consacrée à documenter l’histoire du Chili, Patricio Guzmán a changé de cap tout en restant préoccupé par l’Histoire de son pays. Après Nostalgie de la lumière, Le bouton de nacre parle de l’eau, élément de vie, devenue un vaste cimetière où reposent les corps torturés des sympathisants d’Allende. Véritable tour de force du documentaire, à partir de l’eau et des mystères du cosmos, le réalisateur dessine une mosaïque où il est question du sort des indigènes en Patagonie auxquels s’ajoute les souvenirs personnels de l’auteur, les témoignages des tribus indiennes qui vivaient presque à fleur l’eau, la responsabilité des États-Unis dans le coup d’état de Pinochet.
La poésie éclate et s’efface devant l’autre mémoire de l’eau, celle des corps jetés dans l’océan à l’époque de la dictature chilienne et comment un bouton de nacre retrouvé dans les fonds sous-marins raconte aujourd’hui encore la terrible histoire du Chili. Une légende indigène dit que les morts se transforment en étoile… Le cinéma de Patricio Guzmán est un hymne à ce que la vie devrait être, dans la profondeur des océans ou le sel du désert d’Atacama, sous un ciel chargé d’étoiles. Afin que nul n’oublie, il insiste surtout sur l’importance de la mémoire pour comprendre le présent.
Dans Ici et ailleurs, terme générique d’une approche du cinéma proposé au Festival de La Rochelle, les films se regardent entre eux et nous disent le monde tel qu’il est ou devrait être, et invite le spectateur à le regarder, le comprendre et au-delà à le changer.