Quotas laitiers, stocks de beurre, montants compensatoires, aide à l'hectare, deuxième pilier, verdissement, conditionnalité… Pour certaines passées à l'histoire, ces notions avec lesquelles jonglent les agriculteurs résonnent souvent comme une langue étrangère en dehors du milieu paysan. Elles découlent cependant de la politique agricole commune, la première politique européenne qui représente encore 37,8% du budget de l'Union pour la période 2014-2020 et devrait en constituer 29% pour les sept ans à venir selon la proposition faite par la Commission européenne en 2018, sous la précédente présidence de Jean-Claude Junker.
Des prix garantis des trois premières décennies à la dérégulation de la fin du siècle dernier, du soutien au revenu des paysans des années 2000 à une timide prise en compte de l'environnement en 2013, la PAC évolue lentement et parfois contradictoirement, les orientations libérales étant corrigées à la marge par des mesures vertes.
Il était question d'aller plus loin dans la protection de l'environnement en affectant 40% des aides aux objectifs liés au changement climatique et en fléchant vers des aides environnementales 30% des crédits du second pilier (le FEADER, fonds européen agricole pour le développement rural). Mais la PAC 2021-2027 votée par le Parlement européen le 23 octobre reste en retrait du Pacte vert qui avait conduit le groupe écologiste à voter pour Ursula von der Leyen à la présidence de la Commission, au point qu'il a cette fois voté contre le texte, voyant ses amendements rejetés.
L'objectif de 25% des surfaces en bio abandonné…
Les objectifs de réduction de 50% des pesticides et d'atteindre 25% des surfaces en agriculture biologiques, qui figuraient dans le Pacte vert, ne sont plus dans la PAC pour les sept ans à venir... Une rare avancée a été l'adoption d'un amendement socialiste, voté par la GUE (où siègent les élus LFI) et les Verts, suspendant les aides en cas de non-respect du droit du travail sur les fermes. Quant au verdissement espéré, les agrobiologistes ont tout à craindre de la définition des « écorégimes » au niveau national : en France, c'est la label HVEhaute valeur environnementale qui tient la corde en permettant par exemple une ferme sous serres chauffée aux énergies non renouvelables. « C'est du greenwashing » selon la Plateforme pour une autre PAC. En outre, le texte doit passer devant le Conseil des ministres de l'Agriculture dont l'ambition environnementale est encore plus basse que celle des parlementaires.
Du coup, il y a de quoi être perplexe devant la saisine de la Commission nationale du débat public par le ministère de l'Agriculture pour l'aider à préparer le Plan stratégique national que l'Union a délégué à chaque état pour qu'il définisse ses priorités et ses choix des aides européennes. Ce plan devra ensuite être validé par la Commission européenne... En saisissant la CNDP, le ministère a-t-il sacrifié au formalisme d'un peu de démocratie participative ? L'unique réunion tenue en Bourgogne-Franche-Comté, le 6 octobre à Poligny, a en tout cas montré que les citoyens sont bien plus attachés au verdissement que les députés européens ! C'est aussi ce que soulignait la Plateforme pour une autre PAC dans son analyse de la première étape du débat public (voir ici).
Quatorze tables de six à sept personnes pour faire trois propositions
A Poligny donc, une petite centaine de personnes, dont une moitié de paysans, avaient investi la salle des fêtes, réparties en quatorze tables de six à sept. Il s'agissait, expliqua d'emblée la présidente de la commission particulière du débat public, Ilaria Casillo, de débattre du thème de la transition agroécologique. Le débat était cependant très encadré et chaque table avait un temps imparti relativement bref pour répondre à la question : cette transition est-elle une contrainte ou une opportunité ? Dans un second temps, on avait trente minutes pour pondre trois propositions.
J'ai eu la chance de me retrouver à la même table que François Lavrut, président FDSEA de la chambre d'agriculture du Jura, Guy Mottet, ancien éleveur bio en comté et militant de la Confédération paysanne, une animatrice nationale des groupes de développement agricole et un vendeur de matériel agricole.
Suivant le monde agricole depuis trente ans, j'ai tendance, pour ma part à répondre « les deux » à la question « opportunité ou contrainte ? » Pour Guy Mottet, « affolé par la taille des exploitations », c'est « une contrainte car le système s'est emballé », mais une opportunité : « l'agriculture bio multiplie l'emploi par 1,5 ». Pour François Lavrut, la transition égroécologique est « une vraie opportunité pour la diversité des modèles agricoles et des territoires ».
« Attention aux textes inapplicables ! »
Trouver trois propositions par table ne va pas de soi. Les uns n'en ont trouvé aucune tant les désaccords les empêchaient d'avancer. A notre table, Guy Mottet milite pour un « rééquilibrage du premier pilier [de la PAC] vers le deuxième afin d'inciter les paysans à recréer des services environnementaux ». François Lavrut est perplexe : « On l'a déjà fait... Je suis favorable à l'augmentation des fonds pour le développement rural [2e pilier], mais seulement 50% va aux agriculteurs... ». Ce à quoi l'animatrice des groupes de développement répond : « ça créé de l'emploi, une dynamique... »
Guy Mottet trouve que surdoter les 52 premiers hectares « a été une bonne chose », s'interroge sur les modalités de la conditionnalité des aides : « je penche pour la méthode suisse ». Il regrette aussi que « depuis la suppression de la prime à l'herbe, il n'y a plus beaucoup de prairies permanentes : beaucoup ont été labourées... » François Lavrut se veut prudent : « attention aux textes inapplicables ! » Il propose de mettre en avant « la reconnaissance de la polyculture-élevage ». Il défend qu'il faille être exploitant agricole pour toucher la PAC et accepte la condition émise par Guy Mottet : que cet exploitant fasse du travail effectif sur la ferme...
Les trente minutes sont dépassées, c'est le moment de la restitution des propositions de toutes les tables. Philippe Monnet, président de la FDSEA du Doubs, rapporte pour la sienne : « 1) Aider les filières de proximité dans le cadre d'une économie circulaire ; 2) Réguler le marché foncier pour favoriser l'installation de jeunes ; 3) soutenir les systèmes herbagers ».
Reconquérir localement de la souveraineté alimentaire
Les propositions des tablées se suivent, écoutées avec attention par les autres. Exemple : « 1) Plafonner les aides, les rendre dégressives, reconnaître à égalité chaque actif [exploitant comme salarié] ; 2) Valoriser les pratiques vertueuses, reconnaître les engrais organiques de ferme, défendre une culture du résultat plutôt que de moyens, avec par exemple les prairies fleuries ; 3) Favoriser les filières locales, notamment les céréales en contractualisant ».
Une tablée met en avant la « reconquête de la souveraineté alimentaire » qui se traduirait notamment par des « barrières tarifaires » et un « plan protéines au niveau de chaque région agricole », autrement dit quelques cantons. Elle propose de supprimer la limite d'âge pour toucher des aides à l'installation ou de revenir à des prix planchers par produit.
Des thèmes sont communs à plusieurs tables. Un meilleur accès au foncier revient souvent avec des propositions diverses, déjà évoquées, comme un soutien accru aux premiers hectares ou le plafonnement des aides. Plusieurs groupes défendent un rééquilibrage entre les deux piliers de la PAC au profit du second, celui dédié au développement rural et à l'environnement. Quand, en présentant le débat, le directeur de la DRAAF avait expliqué que que le bio et les mesures agro-environnementales (MAEC) étaient dotées de 0,5 milliards d'euros sur les 9 milliards versés à la France, beaucoup avaient hoché la tête. Du coup, plusieurs tables souhaitent un soutien plus important à l'agrobiologie, par exemple en « éduquant et formant le consommateur », ou encore en l'aidant davantage. D'autres suggèrent de le faire en rémunérant davantage « les pratiques alternatives nouvelles » ou en encourageant « le stockage du carbone sur les exploitations ».
« Un débat qui permet des échanges sur notre métier qui n'est pas toujours compris »
François Lavrut, le président de la chambre d'agriculture du Jura, est le premier à reprendre la parole devant la salle pour délivrer son analyse de la riche restitution des quatorze petits groupes. Il se réjouit du « débat qui permet des échanges sur notre métier qui n'est pas toujours compris ». Assurant que « le Jura est déjà en mouvement vers l'agroécologie… », il relativise aussi le poids de la PAC : « 0,5% du PIB français, ce n'est pas énorme pour une alimentation saine et de qualité ».
Il fait ainsi référence à une importante différence avec d'autres pays et régions du monde, souligné par le dossier de présentation du ministère de l'Agriculture : « En 2014, le soutien par actif agricole s'élevait à 8092 $ par actif dans l'Union européenne, contre 9496 $ au Japon, 25.899 $ en Suisse et 60.586 $ aux USA ».
François Lavrut est aussi quelque peu défiant vis à vis « des fonctionnaires de l'Union européenne qui pensent bien mais sont souvent hors sol et à côté de la plaque : je voudrais que quand on pond une mesure à Paris ou Bruxelles, elle soit applicable… »
« On ne peut avoir un second pilier qui tente de réparer ce que fait mal le premier »
Eleveur en comté à Salins-les-Bains et porte-parole national de la Confédération paysanne, Nicolas Girod a trouvé l'exercice du débat public « hyper intéressant » et apprécié « la bienveillance dans les prises de parole ». Il argumente aussi sur le rééquilibrage entre les deux piliers de la PAC que réclame de longue date son organisation : « on ne peut avoir un second pilier qui tente de réparer ce que fait mal le premier, il faut une harmonisation globale. On ne fera pas la transition agroécologique sans davantage de paysans ».
Se présentant comme « membre d'une ONG », le président de France Nature Environnement BFC Hevré Bellimaz plaide pour des « conditionnalités fortes » et ajoute que cette transition « ne peut pas se faire sans ceux qui ne sont pas dans l'agriculture ».
Le président de la Coordination rurale du Jura, Emmanuel Rizzi, douche un peu l'apparent consensus environnementaliste : « mon métier n'est pas de faire voler les petits oiseaux, mais consiste à produire à manger. On oublie un peu vite que la PAC doit garantir les approvisionnements… » L'agriculture comme « avant tout acte de production », c'est ce qu'a également soutenu le président de la FDSEA du Jura, Christophe Buchet.