La Rhodia, clap de fin…

Produit par Vie des Hauts Productions et France Télévisions, Tant que les murs tiennent est présenté au cinéma Kursaal de Besançon le 5 avril. Ce film sur la Rhodiaceta revient sur la mémoire des grèves de 67 de l’usine textile qui employa jusqu'à 3000 personnes, et, aujourd’hui la vie secrète de la friche industrielle à la veille de sa destruction.

rhodia

Amarrée comme un paquebot au bord du Doubs, l’ancienne usine Rhodiaceta. Des murs gris mangés par des graffitis. Des échelles rouillées. D’immenses espaces vides. De rares objets. Un lourd silence.

De l’herbe dans les interstices de l’abandon. Un épais feuillage. La mémoire d’un temps révolu. Plus haut, lovée dans les nuages, la Citadelle, trace ineffable de temps plus anciens.

Le navire fantôme s’est échoué là il y a longtemps. Les murs portent en eux la trace indélébile d’une histoire. Derrière une fenêtre, on devine l’image tremblante d’un extrait de film 16 mm Du noir et blanc zébré de rayures.

 La caméra erre. Elle cherche dans les grands murs fantômes comment raconter cette histoire-là. Comment parler l’ancienne fabrique de soie artificielle devenue friche industrielle ? Que dire de la grande époque où les mots « Nylon », « Tergal » aguichaient l’œil du voyageur en partance vers le Haut-Doubs ?

Des hommes parlent de leur usine. Du plaisir d’avoir travaillé là. De la douleur aussi. Ici, les bobines de fil tournaient jour et nuit. Un cliquetis régulier, comme celui des bobines de cinéma. La Rhodia avalait la vie des ouvriers. Les 4/8. On pointait. On souffrait de la chaleur et des odeurs. Avec des néons la nuit pour imiter la lumière du soleil. On rentrait. On vivait comme on pouvait. On croisait sa femme ou son enfant certains jours. D’autres presque pas.

On s’accroche toujours à la mémoire comme à un vaisseau.

Les femmes témoignent en buvant du café ou du thé. Un quatre heure comme on dit. Tout est question de temps. Instants de malice et de nostalgie. Elles le savent bien aussi.

Le Groupe Medvedkine

Sertie de brumes saisonnières, l’usine fumante bruissait du travail des hommes. A pas feutrés on s’approche de l’Histoire, celle des films entrevus en insert au début du film. Le noir et blanc cherche son souffle dans la couleur délavée des murs. Impossible d’oublier les grèves de 67. Le passé revient en force. L’arrivée des cinéastes parisiens. Un premier film « A bientôt j’espère » signé Chris Marker.

- Trop romantique disent les ouvriers !
- Eh bien les enfants, maintenant prenez la caméra, répond le cinéaste…

Naissance du Groupe Medvedkine. Les ouvriers découvrent le Pentax, la Beaulieu, le Nagra. Ils filment les grèves. Paul Cèbe agitateur culturel ouvre la bibliothèque la nuit. Jean-Pierre Thiébaud poétise. Suzanne, femme militante, prend la parole sur un muret. Maurivard distribue des tracts et regarde les patrons dans les yeux. Binetruy, Zedet, Trafo et les autres…

La Rhodia devient une Maison de la Culture. On ouvre la bibliothèque de quatre à cinq heures du matin. On y parle de Picasso et de littérature.

Difficile d’oublier cette histoire-là. L’émancipation d’une poignée de femmes et d’hommes. « Le bagne est fini. A quatre heures du matin, j’ai pu regarder les étoiles… » chante Colette Magny.

Un jour pourtant, la Rhodia s’est tue. Les machines sont parties au Nord de la Thaïlande. « Un laboratoire de la mondialisation » raconte la bibliothéquaire.

Rhodia c’est à qui ? C’est à nous.

Une autre histoire commence. Celle de l’usine vide. Dans le ventre du vaisseau, une vie secrète. Celle de la génération d’après. De ceux qui ne savent rien ou presque de la lutte ouvrière. Ou peut-être si, ils savent. Ils la pressentent au point de redonner du panache aux murs lézardés. Ils s’y installent, le soir et en fin de semaine. Graffeurs au long cours. Tagueurs d’un jour. A l’écart de la ville. Dans le silence et la solitude. Tels des félins, ils arpentent les salles, escaladent les murs munis de bombes à peinture : « redonner ce qu’on lui a pris, entretenir un lien avec le contexte. » dit l’un d’eux.

Ultime tentative de résistance à l’oubli. Des bruits. Des pas. Une atmosphère feutrée. Des plans fixes. D’immenses fresques sur les murs. Trace indélébile du présent où la couleur rivalise avec le gris des murs.

La Rhodia, immense plateau de cinéma post apocalyptique ? Peut-être. On y tague. On y campe. On se prélasse sur les toits. On regarde le monde d’en haut. On s’y promène clandestinement.

L’immense cathédrale invaincue, sacralisée par « La Passion de Saint Mathieu » de Bach va pourtant disparaître. Happée par la mondialisation. Usine vide devenue inutile. Chantier en voie de destruction. Destins d’hommes et de femmes engloutis.

Graffitis détruits.

Déjà les brumes d’automne effacent l’usine fantomatique. Un clapotis. Des gouttelettes d’eau tombent sur le béton. On pense à « Stalker » de Tarkosvki auquel le réalisateur rend peut-être hommage.

« Tant que les murs tiennent », la mémoire ne s’effrite pas. « Tant que les murs tiennent » filmer, photographier est possible. Mettre des mots sur l’Histoire aussi. La dire et la transmettre.

A la façon dont la caméra était une arme pour les Medvedkine, la poésie du film de Marc Perroud en est une autre contre l’oubli. Filmer c’est garder la mémoire de cette architecture des années 50 grignotée par les ronces et les herbes folles. Filmer c’est évoquer un pan de l’histoire ouvrière. Filmer c’est aussi conserver les plus belles œuvres sauvages du street art de Besançon. Afin que nul n’oublie.

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