La réforme agraire est dans les esprits

Le débat de l'assemblée générale de la Confédération paysanne du Jura portait sur la notion de modernité, décortiquée par une sociologue travaillant sur les paysans sans terre du Brésil, Yannick Sencébé. Elle évoque les impasses de l'idéologie du progrès linéaire qui conduit aujourd'hui à un « verrouillage socio-technique » bien tenu par l'industrie alors que l'enjeu du renouvellement des générations est crucial. 

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L'agriculture est une fois encore à la croisée des chemins. Elle comptait en France 10 millions d'actifs au sortir de la Second guerre mondiale, en 1946. C'est moins de dix fois moins aujourd'hui pour une population passée de 40 à plus de 65 millions d'habitants. Si d'ici 2050, l'agriculture qui représente 40% de l'emploi mondial, tombait au même taux que la France (3%) pour cause de remplacement du travail humain par des machines, il en résulterait la perte de 2,6 milliards d'emplois, a calculé Henri Rouillé d'Orfeuil, de l'Académie d'agriculture de France.

Dans le même temps, la hausse prévisible de la démographie conduirait à la nécessité de créer 3,8 milliards d'emploi… « Est-ce bien raisonnable de croire que l'industrie peut le faire ? », interroge Yannick Sencébé, enseignante-chercheuse en sociologie à Agro-Sup-Dijon, invitée lundi 18 mars à Montagu à l'assemblée générale de la Confédération paysanne du Jura qui lui avait demandé un exposé au titre apparemment simple : qu'est-ce que le progrès en agriculture ?

La question prend une dimension cruciale en France où la moitié des agriculteurs doit partir à la retraite dans les dix ans. « On a beaucoup débattu de ce gros enjeu lors des états généraux de l'alimentation », explique en introduction Nicolas Girod, éleveur laitier en AOP comté à Salins-les-Bains et secrétaire national de la Conf. Il dit avoir été « choqué d'entendre que le seul moyen de rendre attractif le métier pour la FNSEA, c'est la modernisation, la numérisation, la robotisation ! Je ne me suis pas installé pour être derrière un ordinateur. Un paysan est relié au vivant. Parler de robotisation et numérisation porte sur les savoir-faire et risque d'entraîner la disparition des paysans. On est face au choix entre 200.000 agri-manageurs au lieu d'un million de paysans… Et quand on nous vend des robots ou des drones, l'enjeu, ce sont aussi des données qui pourraient remplacer nos savoir-faire, dire  quand et comment on doit semer… »

Réagricolisation ou réempaysannement » ?

L'histoire se répétera-t-elle ? Yannick Sencébé rappelle en effet qu'à « chaque étape de modernisation technique agricole, depuis la révolution verte, on a vanté le progrès en même temps qu'étaient exclus les non modernisables ». L'idée d'un progrès linéaire, consubstantiel de la tradition des Lumière qui « s'appuyait sur les bibliothèques alors qu'on a aujourd'hui des ordinateurs et des drones », est toujours dominante dans les esprits, va avec l'idée d'un « contrôle accru sur la nature » dont on voit aujourd'hui les limites. 

Cette idée, voire cette idéologie, soutient que « plus une société est développée, moins elle est agricole » alors que l'on entend aujourd'hui de plus en plus de voix favorables à une « réagricolisation » ou un « réempaysannement ». Au premier rang, la maraichère Cécile Muret, également secrétaire nationale, traduit et s'exclame : « réforme agraire ! » Sait-elle que Yannick Sencébé fait également des recherches sur le Mouvement des sans terre au Brésil ? Un mouvement qui, toutes proportions gardées, a quelques similitudes avec les installations, ou tentatives d'installations, de jeunes paysans, dont des maraichers, autour, voire dans les villes européennes… Un mouvement qui fait forcément penser à Reclaim the fields qui revendique l'installation de 20 millions de paysans en Europe…

« Sous couvert de d'écologie, on parle d'agriculture de précision… »

On voit bien la contradiction, sinon le conflit, avec cette idée du progrès constant, du temps linéaire et de « l'usage politique » qu'en font les élites, à l'image du prince Salina pour qui « tout doit changer pour que rien ne change », expliquant selon la chercheuse « la stratégie de résilience du capitalisme, sa capacité à intégrer la critique. Cela s'exerce très bien en agriculture où, sous couvert de d'écologie, d'économie de pétrole, on parle d'agriculture de précision. C'est un secteur dominé par quelques firmes, par exemple au Brésil où elles tiennent le secteur de l'agriculture bas carbone. A Agro-Sup-Dijon, il y a ainsi une chaire d'entreprise destinée à attirer les jeunes ingénieurs… »

Portant en elle l'idéologie d'une « hiérarchie entre les sociétés », la vision évolutionniste du progrès constant est critiquée, notamment par l'anthropologue Claude Lévy-Strauss pour qui « il n'y a pas de pensée supérieure ». Cela permet ainsi de déboucher sur « la reconnaissance de l'agro-écologie, la réhabilitation des savoir-faire indigènes, paysans, locaux qui sont [désormais] pris en compte dans les écoles ou à l'INRA… » Cet INRA où les sociologues avaient initialement été chargés « d'analyser les raisons de la résistance au changement dans la société rurale qui contestait la vision prométhéenne » d'un progrès infini… 

Le sociologue Henri Mendras avait ainsi souligné que la résistance des paysans du sud-ouest à l'introduction du maïs hybride n'était pas un refus borné du progrès, mais au contraire le refus d'une « remise en question de leurs savoirs et de l'équilibre de leurs fermes » débouchant sur davantage de dépendance aux mécanismes économiques. 

« La technique se développe selon ses propres règles »

Le progrès perpétuel prend aussi la forme d'une autonomisation de la technique qui « se développe selon ses propres règles » et où « se dissolvent les fins et les moyens », comme l'a analysé Jacques Elul. Du coup, on évalue « la conformité des comportements humains à la technique et non le contraire ». En outre, « à la difficulté technique, on n'a que des remèdes techniques ». Il faudrait pourtant au préalable, comme Ivan Illich, distinguer entre les techniques « qui rendent autonomes et celles qui rendent dépendant… » Et par conséquent réaliser par exemple la « perte de souveraineté cognitive » que représente le fait que « trois firmes contrôlent 50% du marché mondial des semences, et donc l'alimentation du monde… »

Plutôt que se demander s'il faut « craindre la modernité » que Yannick Sencébé voit comme « une conception du temps occidentale », elle préfère se « demander si l'agriculture répond aux enjeux de son temps : écologie, emplois, sens du travail, liens sociaux… » Et de ce point de vue, le « système technicien » moderne représente plutôt à ses yeux « une fuite en avant » et se « heurtera à l'épuisement des ressources ». Elle lui oppose une agriculture « ancrée dans les territoires et la relocalisation des productions ».

Elle pose aussi différent la question du rendement : « on le calcule souvent à l'hectare, ce qui est une erreur et une réduction. Le rendement est un rapport de production par rapport au facteur le plus contraignant. Il fut un temps calculé par rapport aux semences… » Elle conclut par ce qu'elle analyse comme le « verrouillage socio-technique » qui complique la prise de conscience des agriculteurs conventionnels. Il s'agit d'un « réseau d'acteurs et de normes partagées, d'images et de routines, de convictions et d'informations » qui coince les paysans « entre les possibilités de l'amont et les exigences de l'aval ».

« Récréer des référentiels et des filières, en lien avec les consommateurs »

Le déverrouillage ne peut selon elle survenir que « collectivement et territorialement, en récréant des référentiels et des filières, en lien avec les consommateurs ». Pour Michel Cucherousset, ancien producteur de lait, ce n'est pas rien : « ce verrouillage socio-technique est colossal, totalitaire… » Il entrevoit le remède sur la durée : « on doit se donner 100 ans pour sortir du capitalisme… » L'échelle de temps est aussi celui des générations pour le viticulteur Claude Buchot : « il y a eu rupture de transmission des savoir-faire… »

Aurore Camuset, qui élève des vaches en AOP comté en Petite montagne, fustige l'économisme qui pousse à la consommation. Elle critique un calcul de la DJAdotation jeune agriculteur qui « incite à investir dans du matériel dont on n'a pas forcément besoin. Des jeunes renouvellent même leur matériel quand ils l'ont amorti, pas quand il est usé ! » Maraichère bio dans le Haut-Jura, Armelle Briançon abonde : « on s'est fait reprocher d'avoir atteint notre revenu sans avoir réalisé tous les investissements prévus ! »

Cécile Muret rappelle ce qu'en a conclu la Conf qui revendique des aides au revenu à la place de la DJA : « les aides à l'investissement (la DJA en est une) sont privatisées : à chaque génération, ça augmente le capital de la ferme à reprendre au cédant. On propose que l'aide soit dans les réserves impartageables, comme dans l'économie sociale et solidaire… » Gérard Aymonier, qui présida la fédération régionale des coopératives laitières, va dans le même sens en évoquant « les gens qui demandaient des quotas avant une cessation d'activité : on leur payait alors ce qu'on leur avait donné deux ans avant… »

Les temps changent, la Conf demeure un phare de la critique d'un monde agricole qui fonce dans le mur. « Ceux qui ont 120 vaches ne méritent pas les avantages du comté », s'exclame Michel Cucherousset. « Elle attire de plus en plus de jeunes qui portent des projets à taille humaine. « Quand je suis passé au bio, mon voisin m'a dit tu ne tiendra pas six mois. Ça fait 25 ans… », témoigne Emmanuel, du Gaec de l'Abbaye à Gigny-sur-Suran. Ceux qui arrivent en portant le désir d'une alternative, vont-ils se fracasser sur des coûts de reprise exorbitants ? Seront-ils accompagnés comme ne le sont qu'un tiers des nouveaux paysans ? Réussiront-ils à relever le défi du renouvellement des générations ? 

Modernes ou pas, telles sont les questions qui se posent…

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