La mémoire, élément de réflexion du présent

A la fin d’un Festival, les films qui restent ne sont pas forcément ceux qui séduisent par leur légèreté. A Belfort, le festival Entrevues proposait  aux élèves en cinéma-audiovisuel une rétrospective interrogeant les enjeux politique et la sphère de l’intime. De la Shoah à mai 68, de la Colombie au Chili...

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Que reste-t-il des images vues ? Qu’est ce qui reste présent à notre mémoire à la fin d’un Festival ? On se pose cette question chaque fois. On se rend compte que les films qui restent ne sont pas forcément ceux qui séduisent par leur légèreté. A Entrevues, la rétrospective « Matière et Mémoire » présentée aux élèves des classes cinéma-audiovisuel interrogeait à la fois les enjeux politique et la sphère de l’intime. Plus encore, il s’agissait de regarder comment le cinéma documentaire organise le réel et le restitue.

Mémoire de la Shoah

Douze ans après la sortie de « Shoah », Claude Lanzmann réalise « Un vivant qui passe » en 1997, un film-entretien avec Maurice Rossel, membre de la Croix rouge chargé de visiter les camps d’Auschwitz et de Theresienstadt.

Dans la première partie consacrée à la visite du camp d’Auschwitz en 1943 pour ramener des renseignements, Rossel a observé « des prisonniers en tenue rayée, maigres et dont seuls les yeux vivaient encore ». Il s’est entretenu avec le commandant du camp et dit n’avoir rien vu et rien senti.

Dans la deuxième partie, Lanzmann évoque la visite de Theresienstadt qui faisait figure de ghetto modèle pour les nazis. Depuis des semaines les allemands préparaient cette visite : construction d’un pavillon pour enfants, routes goudronnées, nettoyage des rues. A cette époque-là pourtant l’extermination nazie fonctionnait à fond. Là aussi, Maurice Rossel n’a rien vu même si Lanzmann revient sans cesse à la charge, preuve à l’appui. Victime d’une mise en scène effroyable, ce témoin l’est doublement par son aveuglement.

Festival Latino corazon


Après avoir filmé le désert d’Atacama dans le Nord du Chili (« Nostalgie de la lumière »), Patricio Guzman explore la Patagonie chilienne à l’extrême Sud, où l’eau remplace la terre brûlante.
Dans « Le bouton de nacre, » il part du principe que l’eau comme la terre a une mémoire. Là où il pose sa caméra, des indigènes qui vivaient depuis dix mille ans ont été exterminés par des colons. Sur une vingtaine de survivants, deux apparaissent dans le film.
Là aussi dans les profondeurs de l’océan les victimes de Pinochet, ces cadavres torturés, furent attachés à un rail pour être ensuite jetés à la mer d'un hélicoptère. La caméra s’approche d’un rail couvert de rouille et de coquillages auprès duquel se trouve un bouton de nacre.
Les entretiens de Gabriel Salazar et du poète Raúl Zurita, tous les deux torturés, alternent avec des vues de la Patagonie (glacier, eaux) ; la voix off parle de la naissance de l’eau et du cosmos, d’un lien poétique entre l’homme et le paysage, et enfin sous l’écorce de l’océan des corps détruits (comme ceux du désert d’Atacata) par la dictature, corps dont on cherche la trace sous le sable ou dans les profondeurs océanes.
Obsédé par la mémoire contre l’oubli, par le décalage entre la permanence des paysages et la fragilité humaine, Patricio Guzman trace son sillon, afin que nul n’oublie les disparus du Chili.

Maurice Rossel parle des « acteurs israélites » et dit : « Je croyais et je crois encore que c’était des notables israélites assez argentés pour payer leur survie en étant là. Ils faisaient preuve d’une docilité et d’une passivité qui créaient en moi le pire malaise ». Rossel était là pour voir et n’a rien vu, victime de son aveuglement et de son antisémitisme. Dans le film, Claude Lanzmann qui possède le rapport rédigé par le Docteur Rossel utilise ce document pour le questionner, confronter la réalité historique à ce que dit le témoin. La durée du film, son cheminement, le face à face dans un espace clos et des images du camp de Theresienstadt instillent le plus grand malaise.

Claude Lanzmann : « vous regrettez ce rapport aujourd’hui ? »
Maurice Rossel : « Je le signerais encore. »

A la fin, Claude Lanzmann demande : « vous regrettez ce rapport aujourd’hui ? Le Docteur Rossel répond « Je ne vois pas comment j’en aurais fait un autre. Je le signerais encore. » Claude Lanzmann persiste : « tout en sachant ce que je vous dit ». Rossel répond : « Oui bien sûr ».

A partir d’un film inachevé, tourné par un prisonnier juif dans le camp de transit nazi de Westerbork en Holande à des fins de propagande, Harun Farocki réalisateur de « En sursis » interroge la vérité de l’image et la question du pouvoir du montage. Pas de voix off. Juste des cartons et un oppressant silence. A un moment donné un personnage encerclé de rouge apparaît ; c’est le commandant du camp commanditaire de ces images. On ne peut pas oublier le visage de l’épouvante incarné par le visage d’une jeune fille juste avant que la porte du wagon à bestiaux se referme sur elle. Que signifie cette image dans un film de commande ? Que signifient les images de groupes de femmes allongées pendant la pause-déjeuner ou faisant de la gymnastique ? Qu’est-ce qu’elles nous disent de ce lieu de transit avant le départ vers les camps ?

Filmer la parole

Après la projection à Besançon dans la programmation cinéma de l’Espace Scène Nationale de la trilogie du cinéaste, Nicolas Rinco Gille a présenté « L’étreinte du fleuve » (« Los abrazos del rio » à Belfort, un film dans lequel il sonde l’esprit des habitants des bords du fleuve Magdalena en Colombie.

Il fut un temps où dans ce lieu, paysans et pêcheurs parlaient de légendes et des profondeurs du fleuve où se cachait le Mohan, un esprit barbu séducteur qui enlevait les femmes pour les mettre enceintes et emmêlait les filets de pêche. Mais le fleuve porte une autre histoire ; à un moment donné un pêcheur dit qu’on ne voit plus le Mohan car aujourd’hui les gens ont plus peur des vivants que de lui. La violence des paramilitaires a remplacé les anciennes croyances nourries par les religions et le fleuve porte une autre histoire, celle des cadavres démembrés qui le descendent. Et la beauté qui affleure la surface des eaux de la Magdalena devient tombeau lorsque des mères et des sœurs parlent face à la caméra. Le film de Nicolas Rincon Gille fait appel à la mémoire intime, à cette parole retrouvée qui honore la mémoire des morts, écoute la douleur des vivants et ouvre la possibilité peut être d’un début de résilience. 

La mémoire, élément de réflexion du présent

D’autres œuvres présentées à Entrevues insistaient sur la mémoire comme élément de réflexion du présent. En ce sens « Mourir à trente ans » film qui revient sur les combats de 1968 et le suicide dix ans plus tard de Michel Ricanati, ami du cinéaste, suscite toujours un débat et une réflexion sur ce que furent les espoirs et les rêves de ces années-là.

« Nos traces silencieuses » de Sophie Bredier et Myriam Aziza part d’une cicatrice de brûlure pour arriver à l’enfance coréenne de la réalisatrice avant son adoption en France. Cette trace physique sur la peau est mise en regard avec la douleur intime invisible de la jeune femme.

Matière et mémoire nous a donné l’occasion d’établir des parallèles entre les rêves des années 70 et le désenchantement d’aujourd’hui. De réanimer notre réflexion avec Patricio Guzman sur la dictature du Chili et avec Nicolas Ricon Gille sur l’histoire de la Colombie. Sans oublier le travail de Lanzmann sur la Shoah, les combats de jeunesse de Romain Goupil et l’approche des empreintes physique chez Sophie Bredier.

 

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