Karl Marx, le désir et la révolution

Le film de Raoul Peck Le jeune Karl Marx se penche sur ces années précaires où l'ancien étudiant en droit, devenu journaliste, commence à construire une pensée tournée vers l'action. Il la base sur l'articulation de reportages sur la condition ouvrière, la lecture critique des philosophes, de longs échanges complices avec sa femme Jenny et son ami Engels… Cette incarnation bienvenue rompt avec la momie embaumée par le totalitarisme...

marx

Le jeune Karl Marx est bien sûr un film d'aujourd'hui. Il s'adresse à des spectateurs d'aujourd'hui qu'ils soient jeunes ou moins jeunes, comme l'est d'ailleurs son auteur Raoul Peck, né en 1953. Il montre ce qu'il y a de commun entre les jeunes d'aujourd'hui, ceux des années 1970-80, ceux des années 1843-1848 : la révolte face à l'injustice et la violence du monde, mais aussi leur désir de vivre, d'aimer, de créer...

Le film commence justement par une séquence montrant la police montée tabasser des pauvres gens ramassant du bois mort en forêt, s'enfuyant ou s'effondrant sous les coups, tandis qu'une voix off lit un extrait d'articles écrits par le jeune journaliste Karl Marx sur La Loi sur le vol de bois en Rhénanie : « on sépare la propriété de ce qui est déjà séparé…, et vous appelez ça du vol ! Vous avez gommé la différence entre le vol et le ramassage… Parce qu'il ne voit pas le crime là où il est puni, craignez-le ! »

Loin des momies des fresques totalitaires

La séquence suivante montre l'arrestation à Cologne du jeune Marx, en pleine conférence de rédaction houleuse où il s'affronte verbalement aux tenants d'une écriture modérée et ravalant ses critiques en les euphémisant. Il sera expulsé et se réfugiera à Paris. On est ensuite à Manchester, dans l'usine textile Ermen-et-Engels arrêtée par une grève après qu'une ouvrière ait perdu plusieurs doigts dans une machine. Le licenciement de Mary Burns qui a lancé le mouvement est aussitôt suivi du départ du fils du patron, prénommé Friedrich...

Nous voilà à Paris, dans l'appartement que louent Karl et Jenny Marx. Ils parlent, réfléchissent ensemble, complices, rient, finissent au lit… Plus tard, quand Jenny accouche de leur deuxième enfant, on verra le jeune père ému faire connaissance avec sa fille… On est loin du barbu grisonnant figurant avec avec Lénine, Mao ou Staline (c'est selon) figés comme des momies sur les fresques à la gloire des régimes totalitaires du siècle suivant.

Énergie vitale et intellectuelle

S'arrêtant à la publication du Manifeste du parti communiste, en 1848, peu avant les insurrections qui éclatent un peu partout en Europe, le film insiste sur l'énergie vitale et intellectuelle animant les protagonistes. C'est aussi un film explorant les rapports complexes qu'ils entretiennent avec d'autres penseurs, notamment les anarchistes Proudhon et Bakounine. Il ne cache pas les manoeuvres et conflits avec les figures idéalistes du mouvement ouvrier, montrant le côté un peu trash de Marx avec ses contradicteurs.

Bourré de citations, Le jeune Karl Marx est un film pédagogique qui ne craint pas les débats, la confrontation des idées. Il contextualise la naissance de concepts importants pour la pensée économique critique. Il ne fait pas non plus de Marx un super héros : il boit, il fume, il provoque. Il est entier, exalté : « il n'y a pas de bonheur sans révolte contre ce vieux monde », lance-t-il à Engels et à sa femme, « nous allons le soulever à nous trois… » Elle le coupe : « peut-être faudra-t-il être plus que trois… »

« Le point essentiel est la marchandise »

C'est surtout un intellectuel qui explique doctement : « le point essentiel [pour comprendre le capitalisme] est la marchandise ». C'est aussi un militant qui parle aux délégués ouvriers : « les bourgeois aiment parler de la liberté, mais elle n'est pas faite pour vous, vous le sentez dans votre chair… » Il n'est pas seul, vit difficilement d'articles alimentaires, se fait entretenir par Engels, le fils d'industriel qui a conscience de vivre en pleine contradiction : « faire la propagande du communisme et du commerce, ça ne va pas… » Mary Burns, sa compagne, le sent bien : « pour me battre, je dois rester pauvre », confie-t-elle.

D'un autre côté, appartenir à la bourgeoisie a quelques avantages, et pas seulement matériels. Cela permet des rencontres générant des aveux qui valent démonstration. A l'occasion d'une rencontre fortuite du trio avec un industriel ami du père d'Engels, Marx lui demande s'il emploie des enfants dans son usine. Il répond : « Sans les enfants, nous serions battus par la concurrence… Ce n'est pas moi qui fixe les prix, mais le marché… »

Le film n'est pas naïf, ni ne constitue un panégyrique. C'est un film historique qui, tout en abordant l'histoire, incarne des personnages qui n'ont rien de monstres. Le socialiste utopique chrétien Wilhelm Weilting pressent-il le pire quand il dit à Marx en train de prendre le contrôle de la Ligue des justes qu'il transforme en Ligue des communistes : « la critique dévore tout ce qui existe, et quand il n'y a plus rien, elle se dévore elle-même » ? 

« Marx est aussi peu responsable du goulag que Jésus Christ des massacres de la Saint-Barthélémy », répond le réalisateur. 

  

 

  

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