Gray, le suicide d’un professeur ne passe pas

Originaire du Haut-Doubs, Franck Béarzi enseignait les SVT au lycée Cournot et présidait le comité de voile du Doubs. Ce pédagogue impliqué et apprécié s'est donné la mort après que son proviseur l'ait informé d'une plainte d'une élève le visant. Un CHSCT extraordinaire se tient le 3 juillet au rectorat.

Mardi 2 juin, à l'issue d'une journée à faire passer des oraux du bac, Franck Béarzi est convoqué par le proviseur du lycée Cournot de Gray où il enseigne les sciences de la vie et de la terre. Devant trois autres personnes, le proviseur lui indique avoir reçu les parents d'une élève l'accusant d'avoir peut-être échangé un baiser avec leur fille, alors en seconde, trois ans auparavant et en avoir informé l'inspection académique. Selon un communiqué des syndicats Sud-Éducation et Snes, la jeune fille et sa famille ont été auditionnées par les gendarmes qui n'auraient pas enregistré de plainte. D'après le rectorat, une plainte a été adressée au parquet par la jeune-fille. 

Franck Béarzi proteste, se défend de l'accusation. Il s'entend demander s'il adhère à la Fraternelle car il en aura besoin pour préparer sa défense... « Cela signifie que l'administration le laisse tomber », dit Christian Ardiet, représentant du syndicat Sud-Éducation. « Il n'aurait pas dû convoquer Franck de cette manière, aurait dû lui indiquer le motif, lui proposer d'être accompagné. L'administration a un rôle de protection fonctionnelle de ses agents ».

« S'il n'était pas passé par le bureau du proviseur, il serait encore là »

Le professeur de SVT sort anéanti de l'entretien. Blême. La nuit suivante, il tente de mettre fin à ses jours. Il décède à l'hôpital le 7 juin. Il avait 50 ans et quatre enfants. « Il a été convoqué de façon injuste face à un tribunal, n'a reçu aucun soutien de l'administration et ce n'est pas un hasard. Il s'est senti abattu avant même d'avoir commencé à se battre... S'il n'était pas passé par le bureau du proviseur, il serait encore là », dit sa compagne, Valérie Legrand, qui enseigne l'anglais dans le même établissement. Choquée, elle est en arrêt maladie, incapable de retourner au lycée : « Voir le proviseur, même de loin, m'est impossible. Aller en courses à Gray est compliqué... »

Le délégué du Snes, Jean Paul Cornuez, professeur de philosophie, a lui aussi eu l'expérience d'une convocation : « le proviseur m'a fait subir la même procédure en m'accusant de faits fantaisistes, mais heureusement pour moi, il y avait des témoins. La violence de la procédure a assommé Franck, il ne s'en est pas remis ». Jean-Paul Cornuez, lui, parle immédiatement de sa mésaventure en salle des profs. « Il est celui qui dérange, n'est jamais d'accord avec le proviseur, il y a eu une pétition », se souvient Valérie Legrand, « mais quand il en a parlé au café, Franck lui a répondu : je suis le prochain sur la liste... »

Franck Béarzi a nié dans une lettre tout geste déplacé

Le recteur Jean-François Chanet : « Il n'y a aucune responsabilité administrative »
Quelle est votre position sur cette tragédie ?
Je déplore qu'elle soit sortie dans la presse. Le nécessaire a été fait et bien fait auprès des professeurs, du proviseur et des parents de la jeune fille. Le syndicat Sud a pris l'initiative de la rendre publique alors que le CHSCT devait se réunir. Cette prise de position complique les choses, tout va être déballé... Il y a deux choses gênantes dans ce que disent des professeurs : d'abord la mise en doute de la parole de la jeune fille. Personne ne saura ce qu'il en est. Ensuite, ils ont tendance à charger le proviseur. Ils sont en outre instrumentalisés par l'ex compagne qui se fait sa mémoire d'une façon abusive. Si on parle de leur situation, on est dans le drame, mais cela relève de la vie privée...
Quelles sont les responsabilités administratives ?
Il n'y en a aucune. Elle est intervenue dès que nécessaire. J'ai eu les compte-rendus de la rencontre avec le proviseur. J'ai été informé de l'état de santé du professeur. Une cellule d'écoute a été diligentée par l'inspection académique. Je me suis rendu sur place le 10 juin. Nous ne pouvions pas faire davantage... Et il y a une plainte de la jeune fille auprès du procureur.
L'ambiance de ce lycée n'est-elle pas lourde et difficile ?
Je me garderais de lancer des affirmations tranchées. J'ai vu plusieurs fois les équipes enseignantes sur la question du BTS. J'avais le sentiment qu'ils étaient tous ensemble pour défendre le BTS. J'ai tendance à me méfier des certitudes de salles de profs. Quand les uns disent que Franck allait bien, le proviseur dit qu'il a eu le soulagement de parler... On ne saura pas la vérité, monsieur, on ne saura pas. Cela illustre le problème général illustrant les relations défiantes entre les chefs d'établissements et les équipes... Là, c'est une affaire privée...
Était-il nécessaire de convoquer M Béarzi devant quatre personnes sans qu'il ne soit accompagné ? C'est ce que disent deux syndicats, Sud mais aussi le Snes, qui demandent une enquête administrative...
L'enquête administrative est vaine. Comme si le poids de la culpabilité n'était pas sur les épaules du proviseur... Ça ne va rien changer. Je veux bien qu'il y ait des précautions à prendre, mais plus on met de textes, moins ils sont appliqués de manière égale. Le proviseur n'en revenait pas... Les relations remontaient à trois ans en arrière...
L'administration ne doit-elle pas protéger ses agents, même s'ils sont mis en cause ?
Oui ! Mais c'est ce qui lui a été dit. Je ne crois pas que des dispositions réglementaires auraient pu faire grand chose.
Un CHSCT doit se tenir ce mercredi. Pensez-vous modifier le calendrier de cette instance ?
Non, mais ça va m'obliger à communiquer à mon tour. Je le regrette profondément.

C'est apparemment notoire, le proviseur et le prof de SVT n'avaient pas de bonnes relations. Les deux syndicalistes évoquent une « mauvaise ambiance créée par le proviseur ». « Il tutoie les uns, fait des cadeaux aux autres, organise un voyage humanitaire annuel au Bénin qui a tourné vinaigre pour certains, avec autant d'élèves que de profs, un taux d'encadrement inhabituellement bas », dit l'un. « C'est pire que ce qu'on peut imaginer, il y a une coupure entre l'administration soutenue par quelques profs et la majorité des profs. Franck avait été hébergé dans un logement du lycée, on lui a suggéré de partir », dit l'autre. Le proviseur, que nous avons cherché à joindre, a fait répondre au standard que « le lycée ne communique pas ».

Dans une ultime lettre à sa compagne, Franck Béarzi nie quelque geste déplacé que ce soit envers la jeune fille. « Il avait voulu aider cette jeune fille qui s'était confiée à lui. C'était sa façon d'être. Il fonctionnait comme ça, en pensant d'abord aux autres. Des élèves, il en a aidés beaucoup, personnellement ou comme professeur principal. Quand un élève était souvent absent, il savait ce qu'il y avait derrière. Les élèves se confient à vous, vous font confiance, on est leur confident. On ne peut pas le refuser. On n'est pas seulement prof parce qu'on aime transmettre des connaissances, mais aussi parce qu'on aime les rapports avec les élèves... »

« Il n'a jamais eu la moindre histoire avec lui dans la vie associative »

Cette implication, Franck Béarzi l'aura eue comme pédagogue. « Il venait à la fac avec ses élèves pour la fête de la science », se souvient Vincent Bichet, maître de conférence en hydrogéologie à l'Université bisontine qui l'a également côtoyé au club de voile des Grangettes, le village dont il était originaire, au bord du lac Saint-Point. « Il n'y a jamais eu la moindre histoire avec lui dans la vie associative », témoigne le chercheur, « affligé par la nouvelle ». « Il s'engageait quand il avait dit qu'il s'engageait », dit son « ami de trente ans », Dominique Melet, le président des Foulques du Haut-Doubs qui l'avait convaincu, il y a deux ans, d'accepter la présidence du comité départemental de voile. 

Au lycée Cournot, il a aussi mis en place le lombricompostage pour traiter les déchets de la cantine dans le cadre d'une action estampillée développement durable : « des idées comme ça, il en avait plein », raconte Valérie Legrand, « il organisait chaque année une sortie géologique dans le Briançonnais, c'est mieux que sur photos ! On ne s'en rend pas bien compte, mais quand les élèves montent dans le bus, il y a un énorme travail derrière, des coups de fil, des mails... Et on lui a mis des bâtons dans les roues, alors il disait : si le proviseur ne veut plus de cette sortie, il le dira aux parents... ».

« L'apprentissage par la découverte »

« Il avait des idées novatrices dans sa façon de faire les choses. Quand il s'adressait aux élèves, il essayait de ne pas faire de cours magistraux, les déstabilisait au départ, mais ils s'y faisaient et les anciens terminales aimaient le revoir. Entre leur vécu du lycée et ce qu'ils decouvraient dans le supérieur, ils venaient le remercier... Franck parlait souvent de l'apprentissage par la découverte. Plutôt que d'apporter des réponses, il les laissaient chercher, avait une démarche scientifique, n'avait pas peur de ce qu'il ne connaissait pas. Il utilisait beaucoup l'humour, avec les profs et les élèves, dans la vie privée, toujours à l'aise avec les inconnus, avenant, solide... » 

Nos interlocuteurs le disent tous, il avait toujours des blagues, parfois lancées très fort, trop pour certains... Il était « drôle, dynamique, sportif, le contraire du portrait qu'on se fait du dépressif », dit Jean-Paul Cornuez. Il était une « figure du lycée ». Avait grandement participé à la mobilisation pour le maintien de la section de BTS que le rectorat a un temps envisagé de supprimer. « Il n'y pas de SVT en BTS, mais il s'est impliqué, a eu des idées, proposé un lâcher de ballons, de faire cours sur le pont de pierre de Gray, il a été un meneur », dit avec une fierté triste Valérie Legrand. Après un silence, elle ajoute : « Je n'ai pas de demain... Pour moi, il n'y a plus rien ».

« Il a eu peur. Pour lui, quand on voit les médias, tout allait s'enclencher très vite... »

Plus rien depuis cet acte qui fait tout basculer. Cet acte qui suggère que l'assurance est parfois un masque. « Il était vite pessimiste, voyait vite les choses de manière sombre ou négative. Il n'a pas vu que ce qu'on lui reprochait n'était pas grand chose. Il m'a dit qu'il ne pourrait pas supporter le regard des autres, l'humiliation, les gendarmes chez lui... », dit Valérie Legrand. S'est-il senti broyé par une machine ? « C'est ce qu'il m'a répondu quand je lui ai dit qu'il y avait des arguments en sa faveur... Ça n'a pas eu de poids. J'ai eu à batailler pour lui ransmettre mon optimisme... mais là, ça n'a pas marché ».

Comment quelqu'un qui marque à ce point son entourage et ses collègues peut-il affronter l'adversité ? « On a tous nos fragilités. C'était quelqu'un de souvent angoissé, mais il donnait l'impression d'avoir beaucoup d'assurance, toujours cool, léger, désinvolte... Il arrivait au lycée très tôt pour ne pas avoir à se dépêcher... Il a eu peur. Pour lui, quand on voit les médias, tout allait s'enclencher très vite... Je suis persuadée du contraire, c'était la fin de l'année, tout le monde est à gauche ou à droite pour les examens, mais il ne s'est pas vu retourner au lycée, croiser le regard des gens... Je suis pareille : si on remet en doute mon sérieux et mon implication, je le prends très mal, c'est hyper blessant ».

Saisi par des personnels, le CHSCT doit se réunir mercredi 1er juillet en session extraordinaire. Christian Ardiet est inquiet. Il a lu le communiqué du rectorat en réponse à celui des deux syndicats. « J'ai peur qu'ils mettent en cause sa compagne, qu'ils s'en prennent à elle pour la rendre responsable. Franck et Valérie devaient se pacser, avaient des projets... »

Des élèves de Franck Béarzi et des parents ont décidé de se retrouver dans quelques jours pour lui rendre hommage. « Une belle idée », dit Jean-Paul Cornuez.

 

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