Gilets jaunes et syndicats : je t’aime moi non plus ?

Entre syndicats et Gilets jaunes, c’est un peu je t’aime moi non plus. Après les déchirements des débuts, la lutte contre la réforme des retraites sonne maintenant le rapprochement. La convergence est par exemple très marquée à Belfort, encore timide à Besançon et presque inexistante à Vesoul. Mais partout, et malgré les divergences sur les modalités de la mobilisation et parfois sur les revendications, ces « deux mondes » tentent un rapprochement plus ou moins réussi, tant l’union de toutes les forces apparait indispensable pour éviter la casse du modèle social et construire une société plus juste.

Sur le rond-point d'Andelnans.
Samedi 7 décembre à Andelnans, sur une bretelle du rond-point du E.Leclerc à la périphérie sud de Belfort. Plusieurs groupes de Gilets jaunes du coin avaient convié les syndicalistes à se joindre à eux ce matin. Une première. Cet « appel à la convergence des luttes » avait été relayé au micro par l’intersyndicale pendant la manifestation du 5 décembre. Deux jours après, le jaune domine largement autour du feu de palettes qui brûle au milieu de la zone commerciale. Et s’il n’y a que cinq ou six chasubles rouges de la CGT, plus un de la FSU sur la cinquantaine de personnes présentes, le symbole reste fort. « Je suis là pour la continuité du mouvement des Gilets jaunes que j’ai suivi depuis le départ et pour défendre les retraites et la sécurité sociale. J’y allais avec mon pin’s CGT et ça s’est toujours bien passé, il fallait que l'on converge », s’enthousiasme Damien Geoffroy, qui arbore aujourd’hui fièrement sa chasuble rouge CGT PSA. « Au début, il n’était pas question de syndicats ou de partis politiques. Je comprends bien, mais tout est politique et nous avons tous le même intérêt à défendre notre système de sécurité sociale. Sur Montbéliard, on a toujours accueilli les Gilets jaunes et ils ont toujours été là avec nous. Et nous, ça fait longtemps que l’on demande une augmentation des salaires », lance l’ouvrier qui s’était déjà risqué à distribuer quelques tracts sur les ronds-points.

« Je me sens bien, à ma place ici. Je ne me pose plus de questions »

« J’ai déjà manifesté en gilet jaune le 17 novembre, en famille. J’ai refait ensuite 4 ou 5 manifs. Aujourd’hui, c’est important de montrer qu’on est tous ensemble », explique pour sa part Bruno Lemière, délégué CGT à l’HNFC, l’hôpital Nord Franche-Comté. Son collègue et camarade du syndicat rebondit. « Je me sens bien, à ma place ici. Je ne me pose plus de questions. L’idée de base de la CGT, c’est que les travailleurs interviennent directement dans la vie politique. Dans leurs entreprises et après, de manière plus large », revendique Luc Kahl. Jacques Meyer, ancien responsable syndical FO à Alstom aujourd’hui en retraite, n’a pas souhaité afficher la couleur de son syndicat, par pudeur. « Je considère les Gilets jaunes comme le peuple en train de secouer le cocotier par en bas, y compris les syndicalistes qui ne faisaient plus que des actions symboliques. Ils ont eu le mérite d’avoir remis les choses à leurs places. Et c’est la raison pour laquelle ils ont été calomniés et réprimés comme pas permis. Maintenant, les syndicats sont obligés de se mettre en phase avec le peuple, par en bas. »

 « Il y a des réticences, mais on sait qu’on a pris la bonne décision »

« Ils nous ont observés, on les a observés et il a fallu s’apprivoiser », rappelle Pascale, qui se présente comme la « manager » des Gilets jaunes de Trevenans. Elle, qui n’avait jamais manifesté avant le 17 novembre 2018, a participé aux réunions intersyndicales et a grandement contribué à l’invitation des syndicats aujourd’hui, malgré sa méfiance initiale. « Au mois de janvier, il ne fallait pas me parler des syndicats. Ils sont venus et on les a repoussés parce qu’on ne voulait pas être avalés. Après, j’ai changé et j’ai pensé qu’on ne pouvait pas s’en passer. On a des choses à apprendre d’eux et eux de nous. Ils sont structurés et ont une expérience dans le militantisme que l’on n’a pas. Aujourd’hui, tout le monde prend conscience que nos intérêts sont communs. Il y a des réticences, mais on sait qu’on a pris la bonne décision. »

A Besançon, les choses sont loin d’être aussi simples

Des opérations de tractage des syndicats et des Gilets jaunes ont eu lieu tous les samedis suivants sur le rond-point vers Belfort. À Besançon, les choses sont loin d’être aussi simples. L’AG interprofessionnelle de lutte, ouverte à tous et qui s’est déclarée souveraine, a provoqué des débats houleux au sein de l’intersyndicale. FO et CGT refusent de signer un communiqué appelant à s’y rendre après la manif du 10 décembre, contrairement à la FSU et à Solidaires.

« C’est hyper important d’avoir une jonction entre le jeudi et le samedi »

Frederic Vuillaume, syndiqué à FO et en tête de toutes les manifestations Gilets jaunes de Besançon, veut faire le pont. « Les Gilets jaunes sont précurseurs, c’est grâce à eux qu’il y a tout ça. Il faut arrêter de diviser les luttes, tous les syndicalistes devraient être dans les Gilets jaunes, on défend la justice sociale. Maintenant, il faut tout le monde dans la rue pour faire plier le gouvernement. » Sa tirade est applaudie à l’AG du 9 décembre. « C’est déplorable que l’on soit 8.000 à Besançon le jeudi et 500 le samedi. On est en grève reconductible, si on veut un rapport de force il faut se sortir les doigts du cul. Oui ça fait chier d’aller le samedi, il ne fait pas toujours beau, mais c’est hyper important d’avoir une jonction entre le jeudi et le samedi », continue-t-il. Le lendemain 10 décembre, à la fin de la manifestation, des centaines de personnes entonnent le célèbre chant des Gilets jaunes « On est là, on est là ! » au rythme des musiciens du camion Sud, qui emmènera plus tard les manifestants à l’AG devant la fac de lettres. José Aviles, secrétaire départemental de la CGT chante lui aussi le refrain au mégaphone, mais il est un peu plus loin et un peu seul. Il zappe sciemment le passage « pour défendre les Gilets jaunes » de la chanson. « Il y a une unité de la lutte dans les manifs, tout ce mélange, c’est incroyable. Mais regrouper tout ça, c'est compliqué. On ne peut pas prendre la parole pour la CGT dans une AG ou engager le syndicat si on n’a pas décidé avant dans notre propre cadre. Nous avons un fonctionnement différent qu’il faut respecter, sinon il n’y a plus de légitimité », justifiera le cheminot concernant ses réticences vis-à-vis de cette AG, tout en rappelant que les syndiqués peuvent y aller à titre individuel.

Des relations compliquées, mais des actions communes à Besançon

Ces relations compliquées n’empêchent pas des opérations communes, comme des péages gratuits à deux reprises. « Ce sont eux qui ne voulaient pas de nous au début », rappelle Rachel Messousse, secrétaire générale de FO en Franche-Comté, ce 12 décembre sur l’entrée d’autoroute à Valentin. Elle tient à conserver quelques distances vis-à-vis des Gilets jaunes. « Nous, on appelle aux AG dans les entreprises, là où le salarié produit la richesse et là où c’est important de généraliser la grève. Ils ont des revendications salariales légitimes, on ne va pas dire le contraire, mais il n’y a pas que ça. On reste sur un champ syndical et on revendique le retrait de la retraite par point. On va déjà commencer par les revendications communes et on verra après. » « Les Gilets jaunes découvrent la lutte, nous ça fait plus d’un siècle. Les niveaux politiques sont très divers et pour une majorité, c’était leur première expérience de la rue », dira une retraitée CGT qui a toutefois observé des changements. « La lutte fait évoluer les consciences, c’est pour ça qu’on ne peut pas les rejeter. Et si nous n’allons pas à leur contact, on ne pourra pas évoluer. » « C’est un peu comme les nouveaux syndiqués, on ne leur demande pas d’avoir une conscience politique dès le premier jour », ajoute celui qui l’accompagne. « Ce sont des salariés, peut-être encore plus précaires que ceux de la CGT. Nous sommes plutôt urbains, eux sont plus en campagne, en intérim, chez les sous-traitants. Nous avons perdu ces gens-là, on n’a plus de contact.  Cela explique pourquoi nous n’avions pas tout à fait les mêmes revendications. Ils s’en prenaient plus au gouvernement qu’au patronat, dû aussi au fait qu'il y avait des petits patrons avec eux. Les militants des deux côtés essayent de lever les préjugés pour essayer de faire comprendre que l’on doit travailler ensemble. »

« Les syndicalistes ne sortent que quand ils sont appelés »

Place de la Révolution, où l’intersyndicale appelle à un rassemblement ce samedi 14 décembre à 14h. C’est l’heure et le lieu où les Gilets jaunes se donnent rendez-vous depuis plus d’un an à Besançon. Arrivés en avance, certains échangent sur le nombre de camions de CRS qu’ils ont vus, on discute des agios pour 69 euros de découvert, du prochain krach boursier et de l’investissement dans l’or. Pour ce groupe de Gilets jaunes, les syndicats ne sont pas encore les bienvenus. « Ils ne mènent pas le même combat que nous, ils ne sortent que quand ils sont appelés. Ils sont trop de lignes de conduite et se font dicter leurs parcours par la police. Ce n’est pas en prenant son fanion et en repartant que l’on gagnera. Là on attend, on verra bien. C’est à eux de montrer les preuves qu’ils nous soutiennent ». Pour plusieurs raisons, l’un souhaite toutefois se syndiquer. « Je me fais démonter depuis qu’ils m’ont vu sur France 3. Il n’y a aucun syndiqué dans ma boîte, on a affaire à des actionnaires et on n’a pas eu d’augmentations depuis dix ans. Sur 90 personnes, je suis le seul à gueuler ou à refuser de bosser 15 jours d’affilés. Ils n’ont pas le droit, mais tu es saqué sinon. Moi je n’ai pas peur de perdre mon boulot, je sais faire plein d’autres choses et je ne veux pas me syndiquer que pour me protéger, c'est aussi pour connaitre les lois. »

Pas de camions ni de sono au rassemblement syndical

Sur la place, il n’y a pas de camions de syndicats ni de sono. « Regarde la gueule de l’intersyndicale », lancera un Gilet jaune. « On voit quand même des nouvelles têtes. On se connait tous ici et je vois au moins un quart de têtes que je ne connais pas », tempérera un autre. Ce jour-là, le soutien syndical est tout de même resté bien timide. Il y a quelques drapeaux du Snuipp, de la FSU, de Sud retraités, mois d’une dizaine de chasubles FO, et la CGT qui est presque invisible, mais pourtant bien présente. Il n’y a eu qu’une prise de parole syndicale, celle de la représentante du SNUipp au micro d’une enceinte grésillante. « Je suis étonné de ne pas voir les syndicats à la pointe dans les Gilets jaunes, que ça ne matche pas encore », se désespère presque un militant Sud retraite. « Au début, ils refusaient que le mouvement soit récupéré par les syndicats, mais il y avait beaucoup de syndiqués dans les Gilets jaunes. Et au bout d'un moment, les ronds-points se sont radicalisés à gauche et se sont engagés dans une critique globale du système. Il n’était pas question de climat au début aussi, mais maintenant, beaucoup y sont sensibles. Je ne suis ni optimiste ni pessimiste, mais on a quand même l’impression que ça converge. On verra la suite. » En tout cas, presque tous ceux qui sont là partent pour la manifestation, qui n’avait pas été appelée par l’intersyndicale, et qui perdra des membres au fur et à mesure de ses pérégrinations.

« Les Gilets jaunes ne savent faire que chanter et tourner en rond »

Sur le parvis de la gare Viotte à Besançon, mardi 17 décembre au début d’une autre grande manifestation. Cette militante CGT, qui attendait depuis longtemps un mouvement comme celui des Gilets jaunes a fini par se lasser. « Ils ne savent faire que chanter et tourner en rond jusqu’à 18h30, et après ils rentrent chez eux. J’habite à la campagne, s’il faut bouffer du gazole pour ça non merci, ça ne mènera à rien. » Elle n’a pas encore tout à fait digéré la méfiance vis-à-vis des syndicats et n’apprécie pas la volonté de certains d’aller à l’affrontement ou de bloquer les gens, ce qui ne l’empêche pas de souhaiter un rapprochement. « N’empêche, je suis Gilet jaune et gilet rouge, quoi qu'il arrive. La porte n’est pas fermée, à la CGT nous pensons que l’union fait la force, il faut continuer à se mobiliser, mais de manière constructive. » Au moment de la dispersion, et non loin du face à face entre manifestants et gendarmes mobiles, les douaniers encartés à Solidaires que nous rencontrons regrettent de ne pas avoir su créer plus tôt des ponts avec les Gilets jaunes. « C’est un mouvement de colère fiscale qui part du peuple et nous, nous avons mené une réflexion sur la fiscalité et la fraude fiscale. On aurait pu être plus proches, mais il faut être honnête, nous ne sommes pas extensibles et il nous manquait des forces. Pour certains cela pose problème, mais pas pour nous. On se rend compte que ça repolitise les gens. Certains ont revisionné le film La sociale et redécouvrent l’histoire de la sécurité sociale qu’ils avaient oubliée. »

« En Haute-Saône, nous n’avons pas de relations »

À Vesoul, ce n’est encore pas ça. Le 20 décembre, les syndicalistes sur le rond-point et les Gilets jaunes juste de l’autre côté de la chaussée peinent à se mélanger. « Ce n’est pas notre culture, ce sont des électrons libres, ils ne déclarent rien. Nous on organise un service d’ordre et eux font leurs trucs un peu anarchiquement », dira un cégétiste qui travaille dans le médico-social, tout de même satisfait de voir les Gilets jaunes converger sur la question des retraites, même si le contact n’est pas aisé. Les syndicalistes ne savent même pas à qui s’adresser pour parlementer auprès des Gilets jaunes qui ne veulent pas désigner de représentants. « En Haute-Saône, nous n’avons pas de relations avec les Gilets jaunes, il n’y a aucune intersyndicale commune. Ils sont acceptés dans les manifs, mais souvent ils les plombent et nous la font à l'envers. On n’a pas aimé quand ils ont voulu partir en tête de cortège et il y a même eu une agression lors de la manif du 5 décembre. Ils ne voulaient pas respecter la fin du blocage et ont commencé à sortir un automobiliste qui voulait passer. Une militante a pris un coup de poing dans les seins et je me suis fait traiter de salope, de connasse, de syndicaliste de merde », affirme Annick Didier, secrétaire générale de l’Union départementale 70. Et même si « ça se passe relativement bien dans l’ensemble », elle reste catégorique : « il ne peut pas y avoir de rapprochement tant qu’ils ne respectent pas les règles. »

« Deux mondes différents »

Du côté de chez FO, on insiste aussi, « ce sont deux mondes différents ». « Ce ne sont pas les Gilets jaunes qui vont voir le directeur quand il y a un problème dans l’entreprise, mais nous, les syndicalistes. » Sébastien Galmiche, le responsable départemental, relativise en indiquant que ce n’est pas la première fois qu’ils font des choses ensemble. « Ils ont toujours rejoint nos actions, mais j’ai du mal à comprendre pourquoi il n’y a pas un plus gros rapprochement. Les revendications sont quasiment les mêmes que celles des syndicats depuis 20 ans. Ils nous ont reproché de ne pas tenir le mouvement sur la semaine, mais on est salariés, on perd de l'argent. Ils tiennent le mouvement parce qu’il y a beaucoup de retraités, de personnes sans emploi, même s’il n’y a pas que ça. » Sur le rond-point de la Vaugine, à côté d’une banderole « reprenons nos droits, stop à la dictature » qui barre une voie de circulation, ce groupe de Gilets jaunes revendique ne pas vouloir déclarer leurs actions, pour « ne pas être convoqué par les gendarmes ». Ils sont venus depuis le rond-point qu’ils continuent d’occuper un peu plus loin. Ils voudraient bien aussi plus de relations, mais constatent l'absence de communication. « On ne nous leur rien et ils ne nous disent rien ». Ils ne connaissent pas vraiment le programme du jour décidé par l’intersyndicale et autorisé par la préfecture, un blocage du rond-point et un départ en cortège.

La « reine des batailles » vaut bien une convergence

« Ah, la manif part, on va quand même demander où ils vont ! » Le parcours est petit, il passe par la RN19 et revient par les rues de la zone commerciale sur laquelle on est. « Dans les rues piétonnes, comme l’autre fois en ville où on était parti dans une impasse, sans bloquer personne », peste l'un. C’est un agent du renseignement territorial, venu pour pacifier la manifestation et éviter des débordements avec des automobilistes, qui leur indiquera les raisons de cet itinéraire : il y avait une réunion au rectorat. Mais le Gilet jaune ne semble toujours pas convaincu. « Il faut prendre des parcours pour gêner le monde, c’est le but de se faire voir non ? »  Certains ont compté 14 camions de CRS stationnés à quelques centaines de mètres, au cas où la manifestation déborderait de son cadre légal. La convergence est difficile, mais la « reine des batailles » menée contre la réforme des retraites et qui semble partie pour durer rend désormais possibles les conditions d’un rapprochement entre Gilets jaunes et syndicats. Les premiers ont pour une large part pris conscience que la question des cotisations sociales et de la répartition des richesses est plus porteuse qu’une révolte contre les taxes. Après un an de lutte, beaucoup de Gilets jaunes sont rincés et ont vu comme « une bénédiction » le 5 décembre. « Ils viennent prendre le relais au bon moment », dira l’un. Côté syndicats, après « la claque » reçue le 17 novembre 2018, ils sont bien obligés de constater que l’opiniâtreté des Gilets jaunes a gonflé les chiffres des dernières manifestations. Il y a toujours eu des syndicalistes Gilets jaunes, mais ces deux cultures se rencontrent véritablement en ce moment avec la mobilisation en cours dans laquelle les centrales syndicales sont pleinement engagées. Et avec la pression de la base, il se pourrait bien que ça converge. Tant cela parait logique, ne serait-ce que par nécessité, au moins pour ne pas laisser passer la réforme des retraites, obtenir enfin une victoire concrète et même conquérir de nouvelles avancées sociales.

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