La justice pourra-t-elle contraindre une entreprise à respecter ses accords ? Lui imposer des amendes jusqu’à ce que ses engagements industriels soient suivis ? Une multinationale peut-elle, encore, bafouer sa signature apposée à côté de celles de l’État ou des syndicalistes dans l’inaction des pouvoirs publics et au mépris du droit et de tout un territoire ? Pour marquer un précédent et faire cesser l’impunité de General Electric, la CFE-CGC et Sud l’ont assignée devant le tribunal de Belfort et demandent au juge de forcer GE à mettre en œuvre les points listés dans l’accord d’entreprise de 2019, signé sous l’égide de l’État, sous peine d’astreintes journalières. Ou à défaut, à une amende de 26 millions d’euros.
Scellé avec les syndicats pour alléger un plan social qui menaçait l’avenir de l’entité turbines à gaz de Belfort, l’accord a permis de réduire les suppressions de postes de 792 à 485, et incluait un effort budgétaire consenti par l’entreprise et ses salariés, principalement sur ses cadres et les gros salaires. Surtout, des engagements industriels pour pérenniser le site de Belfort avaient été actés.
Toutes les mesures d’économies obtenues par GE ont été appliquées : gel des salaires en 2020 et de l’épargne salariale pendant 3 ans, réduction du bonus sur les salaires de plus de 90.000 €, etc. Tout avait bien commencé aussi sur le volet des projets industriels. Huit axes avaient été retenus pour 50 millions d’euros d’investissement sur 3 ans. « GE a joué le jeu, avec un projet qui avait du sens et qui intégrait leur stratégie », explique Philippe Petitcolin, représentant de la CFE-CGC. Mais en novembre, après un arbitrage budgétaire retardé suite au Covid, les syndicalistes apprennent que ce projet est abandonné par GE, qui prétexte un marché en baisse et n’en fait plus sa priorité. Sans ces projets, la gestion prévisionnelle des compétences mise en place n’a plus aucun sens et les 200 emplois prévus par les accords de 2019 pour les activités de diversification dans l’aviation et les éoliennes ont aussi été abandonnés.
Autre point non respecté selon les syndicats, la taille critique fixée à 1275 salariés sur l’entité gaz. Alors que le marché a rebondi, il manque encore 20 postes pour l’atteindre, et GE devra embaucher des intérimaires pour satisfaire un carnet de commandes désormais plein. Quant aux centres de décisions mondiaux pour la technologie 50 Hz, ils ne sont toujours pas revenus à Belfort. Après la vente de la branche énergie d’Alstom en 2015 autorisée par Emmanuel Macron, certains avaient été relocalisés en Suisse, contrairement aux accords de 2014 signé entre GE et la France. Il y a pourtant bien eu une réorganisation en 2021, mais au profit de Dubaï et de sa législation fiscale avantageuse pour les entreprises et leurs dirigeants.
« On a lutté pendant des mois, saisi le tribunal administratif, refusé toute négociation jusqu’aux derniers jours. On a utilisé tous les leviers pour un obtenir un équilibre entre deux positions radicalement différentes : d’un côté GE qui veut un plan d’économies, et de l’autre des syndicalistes qui veulent des garanties industrielles », se rappelle Philippe Petitcolin. Il réclame justice pour que cet accord arraché après d’intenses pressions et un énorme travail mené par l’intersyndicale sur les pistes de diversifications et de développement ne soit pas qu’un affichage de façade, balayé unilatéralement par GE qui peut décider du sort d’un ancien fleuron français de l’énergie et casser le tissu industriel de tout un territoire malgré ses engagements.
« Ce ne sont pas des promesses, mais un accord de droit français »
« On a un GE qui a racheté Alstom qui s’engageait à créer des emplois qui ne le fait pas, on a un GE qui justifie un PSE par une baisse du marché inexistante, on a des gens qui se battent, qui négocient un accord que GE ne respecte pas. Donc si on veut vraiment changer le modèle industriel en France, il faut que les industriels respectent la loi, sinon on ne va pas y arriver », enrage maintenant Philippe Petitcolin, qui aimerait que ce procès fasse date. « Ce ne sont pas des promesses, mais un accord de droit français. Il faut une jurisprudence, que tous les syndicalistes de France et de Navarre se disent que, même si la loi interdit désormais aux syndicats de mettre en cause la raison économique ou industrielle d’un plan, ils peuvent, par le rapport de force, négocier des accords pour obtenir des garanties industrielles et saisir le juge si elles ne sont pas là ».
« On n’a jamais été des perdreaux de l’année. Quand on vous annonce que l’on va préserver les emplois, on sait bien que ça ne vaut rien. Il faut donc se battre pour l’activité économique, pour ce que l’on va développer en termes industriels. Le maintien ou la préservation de l’emploi est une conséquence de ce type d’engagement », explique Gérard Mardiné, secrétaire général de la CFE-CGC. Le syndicat privilégie une approche « constructive », rendue impossible dans un tel jeu de dupe. « On se trouve dans une situation où, en tant qu’organisation syndicale de salariés, on constate que le dialogue social est de moins en moins loyal. À un moment donné, il faut trouver des méthodes pour qu’il le soit. Quand on nous dit que les centres de décisions de GE de telle branche vont être en France, ils doivent y être. Cela parait légitime de faire imposer ça », appuie le représentant national.
L’État, qui suit de près ce dossier très embarrassant pour lui, avait cherché à temporiser. Contre la promesse d’obtenir des avancées, les syndicats avaient accepté de ne pas rendre publique la mise en demeure adressée en février à General Electric. Mais rien ou presque n’est venu. « La seule chose que l’on a obtenue, c’est une équipe de 5 à 10 personnes qui va travailler sur l’hydrogène, mais en aucun cas on peut estimer que c’est suffisant au regard de l’accord que l’on a signé », détaille Philippe Petitcolin qui s’inquiète de l’absence de réponse forte de l’État face à GE, en capacité de tuer une filière stratégique de l’énergie pour une gestion financière.
« Ils ne font pas rien, mais ils demandent gentiment à Larry Culp, le PDG de GE, qui ne veut pas faire d’efforts. Ils envoient des courriers, passent quelques coups de téléphone, mais surtout, ils trouvent toujours des circonstances atténuantes. Regardez, ils ont investi 1 million d’euros. 1 million d’euros pour un plan hydrogène mondial ? Ils sont très emmerdés, mais se trouvent dans une position dogmatique néolibérale où l’employeur fait ce qu’il veut. On ne va pas se fâcher avec un très gros industriel qui emploie encore 11.000 personnes, même s’il en a détruit 9.000 en 5 ans. C’est affligeant, je suis atterré », poursuit Philippe Petitcolin.
« On se rend compte finalement que General Electric n’a pas la volonté de développer Belfort et nos collègues au comité de groupe Europe vous diront la même chose, il n’y a pas qu’en France que GE souhaite se désinvestir », ajoute Alexis Sesmat, ingénieur et représentant de Sud dans l’entité gaz. Lui aussi regrette amèrement la faiblesse du gouvernement dans un dossier qui symbolise la désindustrialisation et la liquidation des compétences. « Dans cette destruction de nos actifs industriels français, on peut voir une stratégie américaine beaucoup plus large, qui est de rendre dépendantes la France et l’Europe aux États-Unis. Parce que ce qui n’est plus fait à Belfort, ce qui n’est plus fait en France, naturellement continue d’être fait aux États-Unis. C’est une stratégie grossière, mais l’État ne la voit pas, il est complètement aveuglé. C’est une stratégie qui a déjà été déroulée pour l’informatique française qui tenait le haut du pavé dans les années 70. En tant que citoyen, en tant que salarié, il est temps de tirer la sonnette d’alarme pour que l’État français réagisse », exhorte-t-il.
"Ici, les organisations syndicales ne se battent pas pour un chèque plus gros, ce à quoi elles sont souvent contraintes. La bagarre elle est pour que Belfort vive"
Le juge devra donc arbitrer entre les interprétations de General Electric et les syndicats qui estiment qu’un accord d’entreprise n’a pas été respecté dans une procédure plutôt classique sur le plan du droit. Mais du fait du non respect d'accords engageant l’État, et de la nature et des activités de GE, ce procès prendra une toute autre ampleur symbolique. « La nouveauté, c’est la capacité de la société civile, représentée par les organisations syndicales de terrain, à construire une logique juridique, mais aussi industrielle et politique, pour mettre l’État face à ses responsabilités. Parce que l’État, en ne les prenant pas, laisse faire, ce qui entraine des conséquences pour le bassin de l’emploi, pour la souveraineté énergétique, pour Belfort, pour les salariés. Ici, les organisations syndicales ne se battent pas pour un chèque plus gros, ce à quoi elles sont souvent contraintes. La bagarre elle est pour que Belfort vive », conclut Diego Parvex, l’avocat de l’intersyndicale.
En plus d’attaquer GE, les syndicalistes ont aussi adressé une mise en demeure à l’État concernant le non-respect des accords de 2014. S’ils n’obtiennent pas satisfaction au tribunal de Belfort sur le rapatriement des quartiers généraux, ils pourraient saisir à nouveau le tribunal administratif de Paris. En 2019, les syndicats avaient retiré leur plainte contre l’État qui n’a pas été en mesure de faire respecter l’accord de 2014 contre l’assurance de voir celui de 2019 appliqué et le retour des quartiers généraux à Belfort.
Un nouveau front juridique pourrait aussi s’ouvrir, sur le volet fiscal cette fois. Toutes les collectivités locales et les élus du secteur soutiennent le combat de l’intersyndicale pour conserver le tissu industriel du nord Franche-Comté. Et elles pourraient très bien s’associer à cette procédure. Si la valeur ajoutée pourtant produite sur le territoire n’est pas déclarée en France, c’est un manque à gagner sur la CVAE (Cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises) qui pose préjudice aux collectivités. Et un contrôle fiscal de l’entité gaz de General Electric serait en cours, malgré la présence de l’entreprise dans un dispositif de confiance de Bercy.