« Et là, tu es envahie par un sentiment d’impuissance… »

Fanny Girod était au coeur du premier des séismes qui ont très gravement touché le Népal à partir du 25 avril. Professionnelle de la montagne vivant dans le Haut-Doubs, elle est revenue bouleversée. Avec le désir et le projet d'aider mais aussi le besoin de « fêter la vie » pour lesquels les Népalais paraissent plus doués que les Européens...

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Le retour est difficile pour Fanny Girod, monitrice de ski et accompagnatrice en montagne qui vit à Chapelle-des-Bois. Le retour du Népal où elle était au coeur du séisme du 25 avril. C'est en marge d'un stage pour formateurs d'accompagnateurs en montagne, programmé avant son départ, au Centre national de ski nordique et de moyenne montagne de Prémanon, que cet entretien a été réalisé.

Ce n'était pas votre premier séjour au Népal...

Je suis partie le 6 avril, je devais rentrée le 27 mai. C'était mon quatrième voyage. Je ne voulais pas faire le premier voyage, je m'étais dit que je rentrerai jamais. J'y suis retournée... La première fois, c'était avec un groupe, mon découvrir, la seconde, toujours avec un groupe, mais pour participer à l'encadrement et accompagner. Les troisième et quatrième fois, je suis partie seule, pour moi, voir des amies népalaises et visiter un orphelinat à Katmandou. Mais je ne vais pas seule en montagne, je pars avec un guide, Angphuri Sherpa, ou la soeur de Passang, un ami népalais qui habite Lons-le-Saunier. Là, je faisais un treck avec Angphuri.

On entend souvent parler d'orphelinat au Népal par les associations qui agissent ici. Quelle est cette problématique des orphelinats ?

Ce que j'en sais, ce que j'entends, c'est que les gens ont en général trois à cinq enfants. Souvent, l'un va au monastère et un autre dans un orphelinat. Parce qu'il y a de la pauvreté. Je connais deux familles où c'est le cas.

Les enfants des orphelinats reçoivent la visite de leurs parents ?

Oui. Ils sont scolarisés, ne sont pas à leur charge. Mais il y a aussi des enfants ayant perdu leurs parents. L'espérance de vie des porteurs ne dépasse pas 45 ans. Ils portent des charges très lourdes, 50 kg, 70 kg... L'an dernier, dans le village du guide, une mère de deux jeunes enfants est morte, subitement...

Quelle est l'économie dans la montagne ?

Les gens sont quasiment autonomes, échangent des productions entre altitudes différentes, par exemple du riz contre des patates.

Où étiez-vous lors du séisme ?

Nous étions partis la veille, le 24 avril, après un trajet en bus d'une journée pour rejoindre le départ du treck. C'est une journée dangereuse, on a eu la chance que le séisme ne survienne pas ce jour-là. Des bus sont tombés dans des ravins, des routes se sont effondrées, des bus ont été coincés... Si on avait suivi le trajet que nous avions prévu, nous aurions été, au moment du séisme, dans le village de Langtang qui a été rasé de la carte... On avait commencé une boucle de cinq jours l'évitant afin de passer par Gahtnang, un village très joli sur le plan patrimonial, avec des façades en pierre et bois sculptés au milieu des cultures en terrasses. La terre a tremblé alors qu'on était à l'entrée du village. Le guide était en train de m'expliquer quand un son est arrivé par mes pieds... Ça t'envahit les jambes, le corps, une vibration énorme. Je n'avais jamais senti un bourdonnement m'arrivant par pieds... On s'est retourné, on craignait que le talus ne s'effondre, on a couru 10 ou 15 mètres et le tremblement de terre s'est lancé. Ce sont des sensations plus fortes qu'un bateau qui tangue. J'ai senti mon corps comme si tout se baladait à l'intérieur comme une poche d'eau. Angphuri m'a mis la main sur l'épaule, il n'a pas paniqué. Il s'est limité à ne pas me faire prendre conscience qu'on était en danger. Il était très serein. 
Quand ça a tremblé, on était face à un goulet par lequel descendait une avalanche de pierre d'environ 300 mètres. Un énorme rocher arrivait sur nous. Je n'avais pas le choix. C'était comme si mon esprit était à côté de mon corps, sans émotion. J'ai eu conscience que s'il te tombe dessus tu es mort. Le corps médical dit que le taux d'adrénaline monte à des niveaux très élevés, pendant dix jours... Il y a eu un trou noir et le rocher était posé à côté de nous, à 1,50 mètre... Dans ta tête, ce n'est pas une image réelle, tu n'arrives pas à en prendre conscience. On n'a rien reçu alors que tous ces cailloux tombaient autour de nous...
Tu vois le village, les façades des maisons qui s'inclinent doucement avec des gens qui sortent par les fenêtres, écrasés par leurs pierres. Dans les cultures en terrasses il y avait beaucoup de femmes et quelques hommes, ils se sont mis à hurler. Et là, tu es envahie par un sentiment d'impuissance...
Le guide m'a demandé : « tu comprends ce qui se passe ? » Je devais avoir un regard halluciné. « Tu comprends qu'il y a des morts ? ». J'ai répondu « oui ». Quand les gens sont sortis des cultures en terrasses, on s'est assis... T'es choquée... On s'est assis côte à cote et un enfant est arrivé devant nous, au regard livide. Il avait perdu ses deux parents. Tu te dis : « que faire ? Il n'y a rien à faire... » On est parti le lendemain, les villageois nous ont emmenés dans les cultures en terrasses... Tu sens que tu es en danger, tu es sur le quivive. Tu es endormie dans ton cerveau...

Que sentez-vous ?

Tu as conscience visuellement de ce que tu vois, mais tu n'arrives pas à y croire...

Comme en pilotage automatique ?

Oui. En condition de survie physique en mentale.

Combien de temps êtes-vous restée ?

Dix jours. Je suis rentrée pour soulager ma famille...

Qu'avez-vous fait après avoir quitté le village ?

Jean-Luc Girod, le père de Fanny : « On était très inquiet. On a eu des informations le lundi, par Facebook, qu'elle était vivante. J'ai d'abord appelé Passang qui m'a dit "ça va aller", mais six heures après, il m'a rappelé pour me dire : "ils sont au coeur du séisme". Puis j'ai reçu le sms qui disait "t'inquiète pas, j'ai à boire, à manger, un lit"... »

On a atteint un sommet plat pour être en sécurité, à trois jours de marche. L'hélicoptère a mis trois jours pour nous chercher. On a dû traverser une grosse faille... Tu n'as plus le même oeil, tu regardes la montagne autrement, les détails différemment : où sont les goulets, les rochers qui peuvent tomber, où tu te poses pour boire un coup... On a pu prévenir nos familles le mardi. Le guide a parlé à beaucoup de Népalais qui nous ont indiqué un endroit où il y avait un bout de réseau. Ils nous ont crus morts. Quand j'ai dit à mon père « tout va bien », il m'a répondu « t'es sûre ? ». J'ai commencé par un sms...

Pouvez-vous faire quelque chose sur place, pour aider ?

Une soirée de solidarité est organisée samedi 13 juin à la salle des fêtes des Granges-Narboz, près de Pontarlier. Un diaporama passe deux fois, de 18 h à 19 h puis de 20 h à 21 h, avant une soirée musicale et conviviale. Entrée 10 euros.

Il n'y a rien à faire au début, ce sont des gros soins médicaux. Et il y a la barrière de la langue. On peut aider un peu, soulever une pierre sur les morts... On n'a pas trouvé comment aider dans le premier temps des gros secours...

Et maintenant ?

C'était un rêve jusqu'au dimanche midi... Maintenant, c'est un cauchemar dont je voudrais sortir. Quand tu arrives en France, tu as la vision des gens. Chacun réagit différemment. On est tous physiquement et moralement à plat. Tu prends conscience d'où tu viens quand tu entends les gens. Passang a perdu trente amis dans la vallée où j'étais... Tu te dis alors : mais je viens d'où ?

Vous culpabilisez ?

Non. Je me dis souvent que j'ai gardé la vie plusieurs fois, mais quelle vie je retrouve ici ? C'est très dur, tu n'es plus sur la même longueur d'ondes, peu comprise. Tu te retrouves à une formation sans aucun sens, avec des priorités différentes. J'ai besoin de fêter la vie, ce qu'on ne fait pas ici, alors qu'à Katmandou, ils le font tout le temps : dire bonjour à ta famille, à tes amis, rigoler... Quand on m'a demandé ce dont j'avais besoin, j'ai répondu : danser ! A Katmandou, ils fêtent la vie... Tu te demandes dans quelle vie tu retombes, tu es décalée...

Et il faut vivre avec ça...

Il faut vivre avec ça. Surtout en formation où on parle de secours en montagne ! Là, il y a beaucoup de règles. Là-bas, il n'y a pas de règles. Dans un séisme, il n'y a plus de règles...

La vie est... fragile ?

T'en es conscient, tu te ne peux pas faire autrement. Quand tu rentres ici et que tu dis urgence, il y a besoin d'argent, les gens mettent un mois...

Quel est l'ordre d'idée des besoins ? Que faire avec 1 euro, avec 10 euros ou plus ?

Un euro, c'est un kilo de riz. 20 euros, c'est une tente. 10 euros, c'est une tôle de toit...

Quel est le besoin ?

De l'argent pour envoyer au guide par des filières précises. Pour cherche de la nourriture, des tentes, des tôles pour protéger les tentes des grosses pluies qui sont arrivées. Après quoi, on refera l'école du village. Je ne peux pas aider d'autres gens que ceux que je connais.

 

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