Enquête sur la rencontre de deux mondes : la prison et le soin

Incarcérés et gravement malades, des femmes et des hommes emprisonnés subissent une double peine. Certains sont proches de la mort. Comment cohabitent en prison des logiques contradictoires de prises en charge. Sont-ils détenus-malades ou malades-détenus ? L'anthropologue bisontine Aline Chassagne donne la parole à dix-sept d'entre eux, fruit d'un travail de cinq années de recherche dans cet univers particulier, la prison.

prison

L'enquête menée par Aline Chassagne traite de la double peine subie par des hommes et des femmes emprisonné.e.s et gravement malades. Aujourd’hui, en plein confinement pour cause sanitaire, on peut parler de triple peine. La question de la possibilité du confinement pour des raisons sanitaires, dans des prisons souvent bondées, dans des cellules elles aussi parfois bondées, sera-t-elle l’occasion d’une prochaine étude ?

Son essai se lit presque comme un roman, tant le récit est vivant alors que l’autrice parle d’enfermement et de maladie grave, de mort annoncée dans l'univers particulier de la prison. Sans doute l’humanité, la sienne, celle de certains personnels, qui suinte entre les lignes, explique-t-elle qu’un tel texte, à priori rébarbatif, ouvre la voie à des interrogations morales, éthiques et philosophiques. Rien de manichéen dans l’analyse des faits et des situations.

Si la peine de prison occupe aujourd’hui une place importante dans la régulation et le traitement des comportements déviants, cela n’a pas toujours été la règle. La prison va s’imposer lentement à partir de la Révolution française, comme une institution nouvelle et légitime. La peine n’est plus partiale et de forme multiple, elle devient légale, proportionnée au crime et calculée dans un quantum de temps.

Des théoriciens vont penser l’organisation de cet espace, tels Jeremy Bentham avec son panoptique, Émile Durkheim et bien entendu Michel Foucault.

La prison, un lieu iatrogène ? Qui fabrique de la maladie ?

Un bilan médical est établi pour toute personne incarcérée. Ce bilan révèle souvent la maladie, ce qui n’a pas été fait à l’extérieur. Et le parcours de soin est organisé. Ensuite, ou de façon concomitante, l’appréciation des unes, des uns et des autres n’est pas la même. Pour certains personnels, les personnes incarcérées, n’ayant que la question de leur corps et de leur souffrance à penser, ils usent parfois un peu trop du service médical. Pour d’autres, c’est grâce au service médical que la maladie est révélée et soignée.

Pour nombre de détenus, de la méfiance, des fantasmes…

De fait, ces rumeurs se forment dans un monde où les détenus ne maîtrisent ni l’espace, ni le temps. Ainsi, être dépossédé en grande partie de ses possibilités de mouvement et de la gestion de son temps, donne naissance à des hantises, notamment en lien avec les idées de contagion et de mort.

(Une constatation qui peut nous éclairer, en partie, sur les problèmes que crée, que créera le confinement…)

Ce qui rejoint l’association entre l’espace de la prison et le fait de développer une maladie, idée avancée par de nombreux détenus rencontrés. Sylvie désigne la prison comme un lieu « iatrogène ».

Comprendre la prison, comprendre le soin en prison

Pour comprendre dans quel univers elle nous fait pénétrer, Aline Chassagne rappelle l’histoire de la prison, celle de l’hôpital, des lois qui ont mis en musique la cohabitation du soin à l’intérieur de la prison, et la cohabitation de l’exécution de la peine à l’intérieur de l’hôpital.

Le déploiement d’un dispositif de soin en prison commence à se concrétiser à la fin de la seconde guerre mondiale, à un moment où les prisons françaises sont très désorganisées :

[…] Des infirmeries sont alors proposées à l’intérieur de la prison sous la responsabilité de l’administration pénitentiaire par l’arrêt du 9 décembre 1944, spécifiant que tout établissement pénitentiaire doit fonctionner avec un service médical et médico psychologique. Ces modifications annoncent la réforme Amor de 1945 qui introduit l’idée de la préparation de la réinsertion sociale du détenu, en s’appuyant sur un travail social et un travail médical, dès le début d son incarcération.

Après la guerre, la tuberculose,
Aujourd’hui, le covid 19...

À partir de 1947, les détenus atteints de tuberculose sont séparés des autres détenus et transférés dans l’une des trois prisons qui leur sont dédiées, afin de réduire les risques de contamination.

Un peu plus tard dans le temps, l’épidémie de SIDA impose de nouvelles relations entre le monde de la prison et le monde du soin. Cela s’étend à d’autres pathologies, bien entendu.

Quand les moyens disponibles en prison ne sont pas suffisants et si leur état de santé nécessite une hospitalisation, les personnes détenues peuvent être prises en charge en établissement hospitalier de proximité, quand l’hospitalisation est prévue pour moins de 48 heures et pour des situations d’urgence. La personne est alors hospitalisée en chambre sécurisée, appelée aussi « chambre carcérale » ou dans une chambre d’un service hospitalier lambda avec une garde statique (équipe de police en général) devant la porte.

Des unités de consultation et de soins ambulatoires, des UCSA, sont créées dans tous les établissements pénitentiaires. Elles sont rattachées à un centre hospitalier de proximité et les équipes ne sont plus salariées de l’administration pénitentiaire mais de la fonction publique hospitalière, et dépendent d’un service (urgence, médecine légale, selon l’organisation interne).

[…]

En centre hospitalier universitaire (CHU), l’accueil est réalisé dans une unité hospitalière sécurisée interrégionale (UHSI) pour des soins somatiques quand l’hospitalisation est programmée et prévue pour plus de 48 heures […]. Il existe également des UHSA (unités hospitalières spécialement aménagées) quand l’hospitalisation est requise pour des troubles mentaux.

La loi de 1994 a mis fin à la médecine pénitentiaire et fait entrer la santé des détenus dans le droit commun.

Les différentes épaisseurs du temps

Celui des prisonniers, celui des surveillants, celui des soignants… Le temps n’est pas le même, il n’a pas la même épaisseur, la même densité suivant que l’on appartient à l’une ou l’autre des catégories. Et ce qu’on lit du temps dans l’essai d’Aline Chassagne, prend une autre signification en temps de confinement. D’ailleurs, son temps à elle a dû s’adapter aux temps de ces autres qui n’en ont pas la même logique de gestion. Son essai est émaillé d’extraits de son carnet de terrain. Son temps est bousculé, elle est contrainte de s’adapter, de faire face parfois à des incohérences. Nous mêmes, sommes tout à coup confrontés à une autre gestion des journées. Et la lecture de ce travail, même si comparaison n’est pas raison, nous fait regarder la question de l’emprisonnement d’un autre œil. Nous sortirons du confinement, mais nous aussi, nous aurons été confrontés à la question de la maladie et à celle de la mort dans des espaces réduits.

Pour Sylvie, une des personnes témoins, le temps en prison est un temps perdu, celui pendant lequel elle ne verra pas sa fille grandir. Finalement, c’est l’idée du caractère irréversible du temps de la vie se déroulant à l’extérieur qui lui est insupportable. Imaginer ses enfants qui grandissent, penser à tout ce qui se passe de l’autre côté peut rendre fou.

[…]

Être détenu, c’est être privé de temps linéaire. Le reste du monde vit dans un temps linéaire et irréversible qui s’oppose au temps cyclique et réversible de la prison, répétant inlassablement les mêmes journées.

[…]

Nous ne sommes jamais complètement dans le présent car il invente et réinvente sans cesse les possibilités du futur tout en revenant sur le passé. Cette double extension du passé sur le présent et du présent sur le futur enrichit sans cesse notre présent et nourrit nos attentes et nos espoirs. Or, en prison, l’ordre habituel des repères vis-à-vis des temporalités du passé-présent-futur est brouillé.

Les portes omniprésentes dans la prison et dans le texte

Elles claquent, elles grincent, elles font barrière, elles sont frontières. On peut les franchir, on peut rester sur leur seuil. Le fonctionnement de l’ouverture et de la fermeture des portes signe le fonctionnement de l’organisation de la peine, ou celle de l’organisation du soin.

Aline Chassagne a écrit une poétique (noire) de la porte. La porte fait partie des personnes qui sillonnent ce récit.

Par une action répétitive, l’utilisation des portes construit un temps relativement prévisible et régulier à partir duquel l’ordre carcéral se maintient. Les portes et leurs mouvements « donnent le la » et chaque jour « la même musique » recommence, leurs ouvertures et leurs fermetures marquent le rythme de la journée carcérale, particulièrement en maison d’arrêt où elles ouvrent, accompagnent et clôturent la journée carcérale.

[…]

Pour finir, chaque soir à partir de 18 heures, un dernier bruit de clefs annonce la fin de la journée et le début d’une longue période où la porte de la cellule sera fermée pendant treize heures. La nuit, en prison, on apprécie le calme des portes qui dorment. Le son des mouvements de la prison mis en veille marque ainsi l’alternance du jour et de la nuit.

Dix-sept détenu.e.s et cinquante professionnel.le.s

Devant la porte, des femmes et des hommes. Derrière la porte, des femmes et des hommes. Aline Chassagne a rencontré dix sept patients détenus en fin de vie, et une cinquantaine de professionnels de divers ordres.

La majorité des détenus rencontrés ont été incarcérés suite à des crimes, six condamnés suite à des crimes sexuels, autant pour homicides. Concernant les peines plus courtes, Kevin a été incarcéré suite à des violences conjugales, Jean-Pierre pour un usage de faux-chèques de manière récidivante, Mohamed suite à des agressions physiques et verbales répétée.

Il y a donc Sylvie. Incarcérée pour trafic de stupéfiants, mère d’une fillette de 12 ans. On la retrouve dans toutes les étapes de l'enquête.

Une femme se tient devant moi, elle est grande et corpulente. Légèrement penchée en avant, l’une de ses mains maintient le bas de son dos. De l’autre elle me salue. Son visage est long et ses cheveux grisonnants épousent le contour de ses grands maxillaires. Au milieu, ses yeux sont comme deux petites billes noires en alerte malgré la fatigue et la douleur qui ne peuvent être dissimulés.

[…]

Sylvie a 55 ans, elle est en maison d’arrêt depuis plus de quatre mois.

[…]

Après une intervention chirurgicale, un traitement par morphine est prescrit afin de pallier les douleurs constantes qu’elle éprouve depuis plusieurs semaines.

« Ma santé, c’est tout un roman... HIV, cancer du sein, métastases osseuses... »

De retour de l’hôpital, la « malade » est couchée à même le sol sur trois matelas en mousse superposés dans une cellule de 9 m2 qu’elle partage avec deux autres femmes.

[…]

« Ma santé, c’est tout un roman, me dit-elle. Il y a vingt ans, une infection par HIV, il y a dix ans un cancer du sein, et récemment [il y a un an] la découverte de métastases osseuses » qui semblent être à l’origine de fortes douleurs au niveau de ses mains qui sont « en feu » et qui irradient dans ses bras sur toute leur longueur.

En suivant Sylvie, Aline Chassagne montre comment se pose la question de savoir quel est le statut des prisonniers atteints de maladies graves. Des détenus ? Des patients ? Des détenus-patients ? Des patients-détenus ? Comment se juxtaposent la peine et le soin ? Comment cohabitent les personnels chargés de l’encadrement de la peine, et ceux chargés de l’encadrement des soins ?

Bruits et importance des portes. Stratégies du personnel chargé de l’encadrement de la peine de prison, contre stratégie du personnel chargé de l’encadrement du soin. Parfois ça grince, parfois ça claque. Comme les portes. Parfois aussi on trouve comment huiler les rouages de cette organisation singulière qu’est la prison.

L’organisation des soins s’est calquée en grande partie sur le rythme de la prison

L’accès aux soins dépend de la mise en place d’un travail de coopération entre le monde du soin et celui de la peine. Même s’ils ne partagent pas le même univers de sens, les professionnels du soin et ceux de la surveillance doivent ajuster leur activité. Des ajustements qui ne vont pas toujours sans heurts, mais, bon an, mal an, les deux univers parviennent à cohabiter, parfois même à s’harmoniser.

À l’intérieur de ce temps, le détenu doit faire preuve de disponibilité à l’égard des professionnels de l’administration pénitentiaire. Nos observations nous ont également donné à voir la façon dont les corps des détenus étaient disponibles. Le rituel de Bernard en dit long sur cette disponibilité. Chaque matin, il nettoie sa cellule et quand ls surveillants ouvrent la porte de « sa geôle », il se lève et se met devant la porte, présentant son « corps docile » à l’appel.

Tout est fait pour ne pas penser, ne pas affronter la mort

Dans sa conclusion, Aline Chassagne note que la maladie vient rompre le déploiement de la peine dans une perspective pratique, car elle perturbe les activités habituelles du détenu ainsi que celles du monde de la peine, en entrainant de multiples discontinuités spatiales et des disjonctions de temporalité.

[…]

La maladie interroge le temps et l’espace tels qu’ils fondent et forment la peine, et construit une double expérience. Être détenu et être malade est une double épreuve. Le détenu malade est en grande partie dépossédé de ce qui pouvait le définir auparavant, c’est-à-dire de son temps et de son espace propre, de sa subjectivité et de sa singularité.

[…]

La médecine se place à côté de la justice dans le déploiement d’un contrôle social de la population déviante. Au-delà de ce travail de classement, qui sépare ceux qui pourrons mourir libres de ceux qui resteront exclus de l’espace public, rien n’est fait pour coopérer, rien n’est questionné au regard de la mort à venir d’un point de vue collectif et éthique. Si paradoxale que cela puisse paraître, un lieu aussi mortifère que la prison ne parvient pas, malgré la juxtaposition de mondes variés, à penser la mort ; au contraire, tout est fait pour ne pas l’affronter.

 

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