« Ça fait quelque chose... » Daniel Beaumont regarde fixement le bras de la pelleteuse de l'entreprise Ferrari-Démolition agripper maladroitement le mur de parpaings qui bouche l'entrée du personnel de l'ancienne usine Rhodiaceta. Dans la cabine de la machine, le maire Jean-Louis Fousseret est aux manettes, supervisé par le conducteur de l'engin. C'est le début d'un chantier de deux ans qui doit faire quasiment table rase de la friche industrielle qui mine les Prés-de-Vaux depuis la fermeture de la fabrique de nylon et tergal en 1983.
L'émotion se lit sur le visage de la dizaine d'anciens de la Rhodia qui, comme Daniel Beaumont, sont venus assister à cet événement un peu artificiel de remise symbolique des clés de l'endroit aux démolisseurs qui travaillent pour la filiale d'une filiale, Colas, du groupe Bouygues. Propriétaire du site de puis deux ans, alors que le long conflit judiciaire avec Christiane Loiseau n'est pas encore à son épilogue, la ville est comme ballotée entre les grandes puissances d'argent. Hier, c'était le groupe Rhône-Poulenc qui délocalisait le textile bisontin en Asie. Aujourd'hui, c'est la multinationale du BTP qui tient la corde. Entre temps, c'était la sulfureuse femme d'affaires azuréenne à qui – pour l'heure – la justice a donné tort face à l'opiniâtreté de Jean-Louis Fousseret...
« Comment on est passé de la baguette et du fouet à autre chose »
En cet instant, Daniel Beaumont se souvient des combats pour la dignité menés par les ouvriers de la Rhodia. « Il faut se souvenir comment on est passé de la baguette et du fouet à autre chose... On n'avait pas le droit de s'appuyer sur les montants des machines, sinon le contremaître nous faisait deux avec ses doigts... moins 2% sur la prime... » A cet instant, un bruit sourd retentit : POUM ! Le bouchon de parpaings vient de tomber, il est 16 heures 38...
Daniel lève les yeux et poursuit : « un nouveau directeur, M Labrousse, est arrivé, avec de nouvelles méthodes de management : on a eu le droit de s'assoir ! Les chefs n'étaient plus des chefs, mais des agents de maîtrise ; il a créé des groupes de travail, les ouvriers ont été libérés de la hiérarchie et la production a augmenté de 20 % ! A Besançon, on était les seuls avec ce type de management. Le travail en 4x8 était difficile... »
« Les revendications d'il y a 50 ans étaient les mêmes qu'aujourd'hui... »
Ancien délégué CFDT, Pierre Grandperrin se souvient lui aussi. « On avait une force syndicale, ici », dit-il avec une pointe de fierté. « On était un syndicat d'avant garde, les revendications d'il y a 50 ans étaient les mêmes qu'aujourd'hui... » La Rhodiaceta avait connu en février et mars 1967 une fameuse grève qui annonçait mai 68 : « le plus important, ça a été la reconnaissance du droit syndical... »
Hervé Thomasset a un regard pour le bâtiment de briques rougeâtres situé entre l'entrée et la rivière. Il ironise un peu amèrement : « Ils vont démolir le resto en premier pour me faire chier, j'en ai été responsable... J'ai commencé en 1970, j'ai fini en 2012... Je suis un des derniers salariés... »
Ils avaient commencé à parler doucement, voilà les souvenirs qui affluent. « Les CRS ! Ils nous viraient par une porte, on rentrait par une autre », s'exclame joyeusement Pierre. Connaissant le terrain, le labyrinthe de l'usine, les ouvriers avaient un avantage tactique indéniable.
« Garder la mémoire »
Jacques Mathey se rappelle les slogans : « Halte aux cadences, on n'est pas des robots ! On avait même installé l'effigie d'un pendu qu'on appelait colonel Saunier, du nom du responsable administratif du site... »
Serge Jeandenans, qui était à la CGT, insiste sur ce qui doit rester : « Il faut garder la mémoire, c'est un site où plein de monde est passé. il y a eu beaucoup d'activités sociales et culturelles, de camaraderie... On était jeunes, on avait 20 ans, il y avait une bonne ambiance... On a eu un comité d'entreprise qui a beaucoup travaillé à la cohésion des salariés, on avait une bibliothèque avec 10.000 livres qu'on essaie de conserver encore aujourd'hui... »
Le petit groupe d'anciens de l'usine accepte encore une fois l'invitation du maire à poser pour une photo. Avant la cérémonie, ils avaient installé à côté de l'estrade où l'élu exposa le projet de parc postindustriel, deux panneaux avec des photos des années de lutte. Alors que les invités - élus, fonctionnaires municipaux, voisins, journalistes - s'en vont, les anciens salariés restent encore devant les images et se remémorent ces moments intenses. « Ça fait quelque chose... Il faut en garder la mémoire », dit Christiane...
De l'autre côté des barrières, les ouvriers de Ferrari-Démolition passent à l'action...
Un parc paysager de 5 hectares en 2019
Entre la salle de musique actuelle La Rodia et le stade des Prés de Vaux,
ce « parc postindustriel » est promis à la culture, la promenade, le sport, la convivialité et à terme des logements...
Le parc paysager de 5 hectares projeté devrait « correspondre à l'emprise de la friche », explique le dossier de presse, point sur lequel insiste Alexandra Cordier, l'attachée de presse du cabinet du maire. Il s'agit de faire comme cela a pu être fait à Duisbourg ou Turin, « d'utiliser l'empreinte de l'ancienne usine comme élément constitutif du projet de paysage ». Autrement dit, on conservera des bâtiments (cathédrale, château d'eau) et intégrera des vestiges d'autres au parc.
On se servira également de « casiers [afin] de gérer les terres remaniées en utilisant les techniques de phytoremédiation ». Ce terme technique signifie que le site est pollué, notamment aux hydrocarbures et aux métaux lourds.
Le parc intégrera des cheminements piétons et cyclables au bord du Doubs, prévoit un accès à l'ancienne plage des militaires pour des « usages sportifs ou piscicoles ». Le dossier de presse annonce que « d'autres pistes ludiques ou évocatrices de la mémoire du site seront formalisées dans le projet de paysage qui sera validé à l'automne 2017 ».
Une première phase de 18 mois est celle du désamiantage, attribué aux entreprises DSD et 4D de Marseille, parallèle à la démolition attribuée au groupe Bouygues pour 2,5 millions d'euros. Un second chantier de « sécurisation et pérennisation » démarrera début 2019 pour la cathédrale rebaptisée Grande galerie, le bâtiment d'Hilaire de Chardonnet, le château d'eau et le transbordeur, le tout pour 1,2 million d'euros.
Les aménagements du parc paysager (800.000 euros), dont la conception démarre en ce moment, doivent passer par des procédures administratives - permis d'aménager et loi sur l'eau. Il s'agira notamment de vérifier la conformité du projet avec le PPRI, le plan de prévention des risques d'inondation. Ce document rend obligatoire les dessertes hors crue des bâtiments maintenus. Cela pourrait impacter la passerelle Guyon, actuellement piétonne et cyclable, qui pourrait être « reconstruite dans un gabarit permettant le passage des véhicules » sans emploi de remblais.
Ce parc devrait intégrer un espace de « loisirs urbains permettant d'accueillir des événements culturels, sportifs ou populaires ». Il est question d'implanter une « fabrique artistique dans un bâtiment réhabilité » : on songe à la cathédrale renommée Grande galerie. Le dossier de presse mentionne des équipements de services, parcours sprtifs, lieux de repos et de convivialité, et, à terme, un quartier résidentiel en peigne à la place du bâtiment Superior entre la place Guyon et la salle de musique La Rodia.
Il aura fallu le documentaire de Marc Perroud Tant que les murs tiennent pour que la ville prenne conscience de l'effervescence créatrice qui s'est emparée secrètement des lieux pendant plus de vingt ans. Elle a donc fait réaliser un inventaires des centaines de tags, graffitis et fresques par le photographe Nicolas Waltefauge et le sociologue Nicolas Mensch qui ont produit 600 clichés et 400 pages de textes : ils constitueront une base d'archives dont une partie sera conservée sur place, une autre sera itinérante. Une exposition en sera tirée en 2019.