Charlie vaut bien un colloque pour lycéens

Le lycée Charles-Nodier de Dole a vécu un événement un peu particulier mercredi 27 mai : quatre conférences et huit ateliers de réflexion organisés par des élèves demandeurs. Profs et proviseur leur ont facilité les choses et l'établissement a eu un petit parfum universitaire pendant une journée.

La liberté d'expression a des limites, notamment celles de l'interdépendance, mais elle comprend aussi la liberté d'enquêter... Ph DB

Mario Morisi n'a pas fait les choses à moitié. L'enthousiaste écrivain touche-à-tout distribue aux lycéens des unes de Hara Kiri Hebdo des années 1960 et de son successeur Charlie Hebdo. Normal, l'atelier qu'il anime s'intitule Charlie Hebdo et la caricature. De sa voix rigolarde, il explique la règle du jeu : « Imaginez que vous constituez la rédaction d'un journal. C'est pas le tout de parler de caricature, vous voilà devant des choix réels à faire entre des unes redoutables ».

Sur la première, on voit Coluche en campagne présidentielle sur la cuvette des toilettes. Sur une autre, un couple déshabillé annonce, hilare : « si la gauche gagne, on enlève nos mains ». Imaginez une seconde ce qu'elles cachent... à peine ! Sur une troisième, un supposé chirurgien brandit du mou pour chat savamment mis en scène sous le titre accrocheur « Démystifions le sexe, ce n'est que ça... » Les élèves sont interloqués. Ils ont besoin du mode d'emploi, d'une mise en perspective, du contexte d'actualités qu'ils n'ont pas vécus.

« La grande réconciliation d'octobre »

Liberté d'expression, liberté du commentaire, liberté d''enquêter...
« Débattre de la liberté d'expression, c'est réaffirmer sa nécessité », pose d'emblée Stéphane Haslé, prof de philo pour qui « il faut que la liberté soit vécue pour être pensée ». Ceci étant, ayant pour moyen la raison et pour but le « raisonnement autonome » (Kant), afin notamment de participer au débat public, la liberté a des limites. Outre que son expression est « le masque du narcissisme contemporain », elle ne peut être pensée « que dans l'interdépendance » (Rousseau) d'où les lois « qui ne tombent pas du ciel mais sont créées par les hommes ».
Conséquences : « la justice dit que Charlie a le droit de caricaturer la religion et que Dieudonné ne peut pas afficher son antisémitisme ». Ce que ne partage par, par exemple, Marcela Yacoub, qui défend « l'autonomie de la parole : pourquoi interdire Dieudonné et pas Charlie ? » Parce que, distingue Ogien, offense et préjudice ne sont pas la même chose. Ce qui n'exonère pas de la responsabilité, mais alors ne glisse-t-on pas dans l'autocensure ?
Votre serviteur, sollicité pour témoigner de la liberté de la presse, a quant à lui mis l'accent sur les modalités de la liberté d'expression que sont pour les journalistes la liberté d'enquêter, donc d'informer, et pour le public le droit de connaître ce qui relève des affaires publiques. Il s'agit donc d'opérer une distinction entre faits, analyses, commentaires et opinion. Manifestement, au-delà de l'humour ou de la dérision, la caricature relève - aujourd'hui - davantage du commentaire que du... factuel.
Car c'est à partir des faits, montrés, révélés ou vécus que se forgent les opinions. Et non l'inverse...

« Il y a toujours une histoire derrière un humour », explique Morisi qui rappelle une très ancienne tradition bien française : « la liberté de se moquer de soi, des autres, des puissants... C'est la revanche du peuple sur les histoires de cul de l'aristocratie. Le but est d'avoir la dent dure. Avec les faibles, ce n'est plus pareil... » Il situe les fondateurs, Choron et Cavanna, des trentenaires « politisés, 15 ans après les horreurs de la guerre, qui ont fait l'Indochine et l'Algérie ». Ils secouent un certain ordre moral et annoncent mai 68. Dès l'automne qui suit le mouvement, Hara Kiri publie une photo - grossièrement truquée - d'un CRS et d'un étudiant se roulant une pelle avec ce titre : « la grande réconciliation d'octobre »A l'époque, on parlait beaucoup de la « Grande Révolution d'octobre », la révolution russe de 1917.

Léa a saisi la leçon du professeur Morisi et fait son choix : « A cette époque, le sexe était tabou. Je choisis cette image - "démystifions le sexe" - mais sans être d'accord avec elle ».

En fait, les lycées ont récolté ce qu'ils ont semé. Juste après les attentats de janvier, ils sont quelques uns à demander à leurs enseignants un moment de réflexion approfondie sur ce qui vient de se passer. Samuel Chaineau, jeune prof de philo, fonce... à leur côté. On voit grand et ce sera grand : un colloque avec quatre conférences et huit ateliers, des invités pendant une journée, des intervenants extérieurs. A une condition posée par le proviseur : que les élèves organisent eux-mêmes l'événement.

« Ça vous prépare à ce que vous allez trouver à l'université... »

Professeur documentaliste, Valérie Hilaire est plus que partante. Elle accompagne les porteurs de l'affaire dans son bureau : « les élèves pensaient devoir batailler pour le convaincre, mais il était complètement d'accord. Ça les a un peu déstabilisés ». Ça fait encore sourire l'intéressé, Frédéric Schwalm : « Des projets comme ça, ça se soutient, ça donne du sens au métier... Les élèves du conseil de la vie lycéenne avait déjà demandé une salle de musique autogérée, ils l'ont eue. La Maison des lycéens a acheté des instruments et ils gèrent le planning... »

« Jaurès disait que la république restera laïque si elle sait rester sociale »
Chargée de mission à l'Observatoire de la laïcité créé en 2007 par un décret de Chirac et installé en 2013 par Hollande, Pauline Métais a présenté la notion en en faisant l'historique juridique et politique. « Jaurès disait que la république restera laïque si elle sait rester sociale », rappelle-t-elle en soulignant les « crispations sur la visibilité religieuse », en relevant que « la laïcité est trop souvent utilisée comme un fourre-tout où se mêle mixité sociale ou scolaire et lutte anti-discrimination ».
A une jeune fille disant qu'il est « injuste que la religion musulmane ne soit pas reconnue en Alsace-Moselle », Pauline Métais répond : « la question a été posée, le Conseil constitutionnel a dit que le régime local dérogatoire ne peut être étendu ». Reste que le représentant du Conseil régional du culte musulman d'Alsace « demande des cours de religions, mais pas la remise en cause du régime qui permet aux cultes, y compris musulman, d'être subventionnés... ».
A un jeune homme l'interrogeant sur « l'affaire de la jupe longue », la chargée de mission répond qu'il « ne faut pas céder à la police du vêtement ». Une jeune fille s'interroge : « comment définir le racisme dans certaines caricatures ? » Pauline Métais explique : « le racisme mène à la discrimination, mais Charlie s'en prend à tout le monde. Une mauvaise interprétation de la laïcité peut conduire à discriminer de bonne foi, comme un ascesseur demandant qu'on enlève une kipa pour voter ! »
Yassia Boudra, de l'association Femmes debout, ajoute que « Charlie n'a pas été attaqué pour racisme mais pour blasphème... » Elle plaide pour « adapter la loi de 1905 afin d'éviter l'islam de cave et les prêches analphabètes ».
Un élève évoque le fort taux de chômage des jeunes de banlieue. Pour Pauline Métais, « c'est un problème trop grand pour les petites épaules de la laïcité ».
Les petites épaules du socle républicain...!  

Parmi les conférenciers, Antonio Gonzales, professeur d'histoire antique à la fac à Besançon, est venu parler de « terrorisme et choc des civilisations ». Il n'est pas d'accord avec cette dernière expression, forgée par l'Américain Samuel Huntington il y a près de 20 ans et qui revient souvent dans un débat public hystérisé par l'urgence : « nous n'avons plus le temps de nous poser pour réfléchir, on nous livre l'info en vrac, sans analyse... Aujourd'hui, le discours du FN transcende les valeurs de l'extrême-droite, c'est pour ça qu'il est plus dangereux : son discours d'attrape mouche s'appuie sur nos crises ». Un prof du lycée explique à un groupe d'élèves qui l'entoure après le propos du chercheur : « Ça vous prépare à ce que vous allez trouver à l'université... » 

Les trois sens d'une affiche

Le travail de construction du colloque est aussi passé par un concours d'affiches pris en charge par la CRACH, le collectif de réflexion autour de Charlie Hebdo ! Au final, plusieurs dessins sur un fond rouge avec un titre - Nahda mas ? - dont les infimes variations recèlent trois sens, trois interprétations. « Il y a d'abord Nada mas, qui se traduit par rien d'autre, rien de plus. C'est s'arrêter au premier traitement », explique Samuel Chaineau. « Le second sens, c'est Nunca mas : plus jamais ça. C'est la formule d'un titre de la Commission nationale sur la disparition des personnes après la dictature argentine, elle est devenue un rituel des mouvements sociaux ».

Le troisième sens - Nahda mas - signifie renaissance en arabe, « du nom du mouvement de modernisation de la civilisation arabo-musulmane qui commence avec la campagne d'Égypte de Bonaparte », poursuit Samuel Chaineau qui interroge : « l'islam a-t-il besoin de se référer à son âge d'or ou l'Occident doit-il faire sa nahda ? » Il plaide pour une réflexion commune et à ceux qui disent : « qui êtes-vous pour donner des leçons d'histoire aux Arabes ? », il répond : « il ne faut pas communautariser cette réflexion, depuis le 19è siècle, nous avons une histoire commune ».

« On n'a pas eu qu'un point de vue, mais tous... »

Quatre vingt lycéens se sont inscrits au colloque que seize profs ont encadré. A deux semaines du bac, il était difficile de faire davantage, mais les participants ont quand même constitué le tiers de la promotion de terminale et quelques uns sont même venus du lycée Duhamel. La conférence à deux voix sur l'islam, par Hassen et Yassia Boudra, le président de la LDH de Dole et la directrice de l'association Femmes debout, a attiré les trois quarts de ce jeune public. Pendant ce temps, le professeur de philosophie Stéphane Haslé traitait de la liberté d'expression. Si on loupait une conférence, on pouvait se rattraper l'après-midi avec un atelier sur le même thème. Ou écouter le sous-préfet discourir sur l'unité nationale, l'essayiste Philippe Godard parler des théories du complot, les enseignantes du Clemi Marie-Christine Loureiro et Marie Adam-Normand présenter le traitement des attentats par la presse étrangère. Et découvrir par exemple qu'un journal israélien avait effacé Angela Merckel de la photo de la grande manifestation du 11 janvier...

En terminale littéraire, Anthony ne regrette pas ce « récapitulatif de tout ce qu'on a pu voir sur Charlie », ni les témoignages de contemporains de Hara Kiri : « ça change peu mon point de vue, ça l'ouvre... » Pour Jade, en première ES, « il n'y a pas souvent des journées intéressantes comme ça. Et sur la liberté d'expression, on n'a pas eu qu'un point de vue, mais tous... »

 

 

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