Charles Piaget : « derrière les appels au dialogue social, il y a des réalités inavouables »

Toujours indigné, toujours aussi calme et posé, l'ancien syndicaliste devenu militant des droits des chômeurs, donne jeudi 18 janvier à Besançon une conférence de l'université populaire des Amis du Monde diplomatique. Il a confié à Factuel, partenaire de l'événement, les grandes lignes de son propos.

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A 90 ans cette année, Charles Piaget est toujours un indigné. Il emploie d'ailleurs le mot dans l'entretien A Voix nue en cinq émissions en 2011 sur France-Culture qui le compare à Stéphane Hessel... Il y racontait ses débuts au travail, chez Lip, en 1946 : « l'entreprise, c'était formidable. Jamais je n'aurais imaginé que je puisse être en conflit avec elle... » La suite, et quelques tentatives de la direction de reprendre aux ouvriers de la mécanique quelques maigres avantages, lui feront changer d'avis, jusqu'à « l'électrochoc » d'une violente irruption de Fred Lip dans la réunion de délégués du personnelIl a commencé par être élu CFTC où il ne venait jamais : « il a insulté la déléguée CGT sans qu'on bouge... »

Les conflits des années 1970, son militantisme à la CFDT d'alors - qui « joue aujourd'hui un rôle qui ne [lui] convient pas » -, son engagement parallèle au PSU, n'ont pas altéré sa soif de justice et de dignité. Après sa retraite, prise en 1988, il continue à militer, s'engageant dans l'association AC ! Agir contre le chômage parce qu'il trouvait que les syndicats ne prenaient pas en charge les chômeurs.

En 2011, il disait sa révolte de constater en même temps « des millions de chômeurs et 750 millions d'heures supplémentaires par an ». Il disait que « le libéralisme est incapable de régler les problèmes majeurs de l'humanité ». Et quand le journaliste le taquinait sur le caractère pas forcément démocratique du NPA dont il se sentait proche, il ne le contredisait pas: « le système a décalqué partout... Dans les associations, il y a des luttes pour le pouvoir ». Et ajoutait : « On ne peut pas continuer avec ce système hiérarchique », même s'il y a « bien sûr des hiérarchies de connaissances ». 

Simplicité et pédagogie

Aujourd'hui, Charles Piaget continue de porter son analyse radicale de la société et de l'économie capitaliste. On l'a vu dans les manifestations contre la loi travail de Myriam El Khomri. On l'invite régulièrement aux quatre coins du pays où sa simplicité et sa pédagogie font merveille. En l'entendant, on comprend qu'il a beaucoup lu, beaucoup écouté, beaucoup observé. Il évoque Keynes, que le Manuel d'économie critique situe parmi les tenants d'un « capitalisme régulé » quoique économiste « hétérodoxe », en soulignant que « le capitalisme porte en germe la destruction de l'humanité »Elle est assez proche de Jourès selon qui « le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l'orage ».

Nous lui avons demandé ce qu'il allait dire ce jeudi lors de la seconde conférence de l'université populaire des Amis du Monde diplomatique. Il a répondu en présentant les grandes lignes de son propos.

« La première fois que j'ai été confronté à un discours sur la nécessité de sacrifices, dans les années 1950, l'ingénieur en chef de l'entreprise nous demandait de faire des heures supplémentaires non majorées. Les mécaniciens ont refusé... L'entreprise doit produire des biens nécessaires. Être ensemble, c'est être plus nombreux donc plus efficaces. Il existe aussi des formes coopératives et partout se sont dégagées quelques conditions pour que ça marche : l'égalité entre les membres, la satisfaction des besoins, le respect de la production.

« Le dépassement du salariat et du patronat est toujours d'actualité »

C'est très différent de l'entreprise actuelle à qui il manque le respect de l'égalité... L'entreprise implique deux statuts indignes de l'être humain : le salariat qui suppose la subordination du salarié, et la propriété privée des biens de production. Dans une société anonyme, un euro égale une voix... Dans l'histoire économique, il y a eu l'esclavage, le servage, puis le salariat qui n'existe que depuis deux siècles et représente aujourd'hui 85% de la population active...

Au début de l'ère industrielle, les salariés ont commencé par créer des mutuelles pour créer du soutien, puis des syndicats. Tout est dit dans la Charte d'Amiens : non pas l'aménagement, mais le dépassement du salariat et du patronat. C'est toujours d'actualité. De même, la nécessité de décider ensemble des besoins nouveaux  : ça fait plus d'un siècle que tout est dit.

Il n'y a rien de naturel dans le statut salarié. Il s'est imposé avec une grande violence au début du 19e siècle dans la sidérurgie et le textile où les travailleurs des champs n'avaient pas envie d'aller. Il a fallu contraindre les gens pour aller à l'usine, en cassant les solidarités. Les journaliers en excédent dans les villages, n'ayant plus accès aux communaux, ont dû aller dans les usines qui étaient d'abord des lieux de soumission et de division.

« Personne ne peut inventer seul,
des lois scandaleuses permettent de s'accaparer les biens d'autrui... »

De nombreux propriétaires de grandes entreprises ont influé les gouvernements pour qu'ils interviennent militairement à l'étranger afin qu'ils puissent ouvrir des comptoirs commerciaux qui ont ruiné les artisanats locaux. Il y a eu un célèbre procès mené par un patron de la City qui menaçait deux employés qui avaient noué des liens d'amitié qu'il jugeait incompatibles avec la compétition. Si tu as besoin d'un ami, achète toi un chien, avait-il dit à un employé... C'est comme Emmanuel Macron proposant aux jeunes de devenir milliardaire : c'est impossible en travaillant, c'est ne penser qu'à une innovation générant des royalties juteuses. Mais personne ne peut inventer seul, des lois scandaleuses permettent de s'accaparer les biens d'autrui. 

On a dû écrire pour les enfants. Le programme du Conseil national de la résistance est un programme de démocratie, de sécurité sociale, d'indépendance des médias... Avec la Déclaration de Philadelphie, les gouvernements du monde disent que le travail n'est pas une marchandise. Plus jamais on ne devrait parler de marché du travail ! La Révolution russe de 1917 a vu les conseils ouvriers, 1936 les congés payés, mai 68 la liberté syndicale dans l'entreprise...

Mais quelle est l'ambition commune dans l'entreprise ? Les salariés sont fiers de leur travail, d'acquérir de l'indépendance, ont besoin de participer. Ce n'est pas confortable pour eux de voir ce qui ne va pas sans rien dire. Et en même temps, ils savent qu'ils ne sont pas partie prenante de l'entreprise. Car derrière les appels au dialogue social, il y a des réalités inavouables. Deux guerres implacables sévissent, même si beaucoup d'employeurs n'ont pas cette volonté dominatrice : une guerre économique, et une guerre de classe contre les salariés et leurs organisations.

« Créer une organisation syndicale, c'est considéré comme une déclaration de guerre par les dominants qui la camouflent derrière la fable que l'économie est naturelle »

Au 18è siècle, oser dire qu'on était pour l'égalité des droits, l'écrire, était une déclaration de guerre. Aujourd'hui, c'est pareil : créer une organisation syndicale, un parti, c'est considéré comme une déclaration de guerre par les dominants qui la camouflent derrière la fable que l'économie est naturelle. Alors que c'est la cause d'une cupidité sans fin, qu'elle consiste à faire de l'argent avec l'argent sans rien produire, qu'ils achètent les médias, influencent les politiciens, changent le sens des mots...

Il existe des organisations internationales non élues : leur objectif est d'être hors des élections. Ils ont des armes globales. Comme l'inflation pour reprendre des concessions comme De Gaulle l'avait dit après mai 68. Aujourd'hui, c'est le chômage et la précarité qu'il ne serait techniquement pas difficile de résoudre. Dans les entreprises actuelles, une partie importante ne se satisfera jamais de cette domination... L'être humain n'est pas bien dans sa peau, mais je dévie... Il faut surtout expliquer les ambiguïtés et y résister... » 

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