Nous ne sommes pas en guerre, contrairement à ce qui a été clamé. Face à cette catastrophe sanitaire, une majorité de femmes, en première ligne, a œuvré pour soigner, entourer et protéger. La gestion de la crise a mis en évidence des attributs habituellement attachés aux valeurs soignantes, et de fait à certaines qualités dites féminines : l’organisation, la bienveillance, la disponibilité, la compréhension, le dévouement. L’engagement collectif des soignantes et des soignants au service des malades ainsi que celui à l’égard de leurs collègues a primé. Un engagement pour soutenir tous les changements organisationnels et humains que sous-tendait la lutte contre ce virus au cœur des services hospitaliers mais aussi des structures médico-sociales. Imaginez la réorganisation des espaces pour accueillir les malades « covid+ » ou susceptibles de l’être. Imaginez la gestion des stocks de matériel pour assurer la protection des uns et des autres et déployer les soins nécessaires. Imaginez le temps étiré pour l’habillage, la multiplication des lavages de main, la modification des activités des professionnels. Comprenez le manque de disponibilité et le difficile soutien aux personnes malades, et à leurs familles maintenues de l’autre côté des murs. Ces conditions d’exercice difficiles ont certes augmenté la charge de travail, demandé une adaptation rapide en répartissant différemment les tâches, mais aussi produit des émotions hors du commun chez les soignants.
La peur de manquer de matériel et parfois l’angoisse et la colère des soignants face au manque de masque et de sur blouse. La frustration de ne pas avoir pu faire ce qu’on aurait imaginé, la sensation souvent de ne pas faire pleinement son travail. La joie de constater l’amélioration voire la guérison de certains malades. La peine de voir d’autres partir. La mort « accélérée » et augmentée par le virus. Le sentiment d’impuissance des soignant.e. et une fatigue accumulée. L’inquiétude qui envahit la vie personnelle, avec des pensées en boucle, tournées vers le travail, et la peur de contaminer ses proches. L’incompréhension parfois, des attitudes de la population et le décalage entre une réalité affrontée sur le terrain, et le discours médiatique, qui par sa mise en scène tragique, a sans doute contribué malgré lui à construire une image héroïque des soignant.e.s.
Habitués à faire face au manque de personnel, à être appelés pour travailler sur leurs jours de repos, à travailler quel que soit le jour et les horaires, à être tantôt de matin, de nuit, de journée, et à ne pas être rémunérés de leurs heures supplémentaires, les soignants ont continué leur travail même dans des conditions difficilement acceptables. Loin de nous, l’idée d’un sacrifice absolu, les soignants ne se considèrent pas comme des héros. D’ailleurs, très souvent, ils se comparent à des pions. Quelle drôle d’idée, le choix du mot n’est évidemment pas anodin. Un pion est uniforme, il n’a pas de pouvoir particulier, il peut être manœuvré. Pourtant, nous, soignant.e.s, nous ne sommes pas interchangeables, cette crise a mis en valeur toutes nos compétences, auprès des malades, des publics âgés, nos savoirs spécifiques dans l’accompagnement palliatif, les soins en maladies infectieuses et ceux de réanimation et d’anesthésie, les soins d’urgences, et ceux de toutes les pathologies chroniques. Cette crise affirme à nouveau nos connaissances et nos compétences en hygiène. Cette pandémie met en visibilité la place indispensable et primordiale des « petites mains » dans la gestion des maladies, des catastrophes, ainsi que notre place, en matière de prévention, dans le déploiement de nombreuses précautions pour ne pas contaminer, ne pas propager le virus et stopper son extension.
Merci à la population d’avoir su nous montrer des signes de reconnaissance. Entendre vos applaudissements mais aussi vos messages de soutien et d’admiration nous a procuré un sentiment de fierté et beaucoup encouragé au cours de cette période de lutte. Bien que touché.e.s par ces marques de sympathie, par la gratitude témoignée, les cadeaux envoyés, nous n’oublions pas nos revendications. Nous ne souhaitons pas nous adoucir car la facture est salée. La prime annoncée, comme une carotte pour nous faire avancer, ne nous a pas endormis. Aucun n’est dupe, chacun se souvient des multiples promesses, des différentes lois sur la santé, qui ont démantelé le service public au cours des dernières décennies, supprimé des lits d’hospitalisation et diminué le nombre de soignants. Les promesses, puis les mensonges et les trahisons. Changer de ministre ne permettra pas d’atténuer la responsabilité de l’État. Quel choix politique a été fait, celui de cacher des informations et de différer leur communication, ce qui a induit des pratiques hétérogènes et des temporalités variables pour réagir en fonction des ressources dans les organisations soignantes.
Les applaudissements ont cessé, pourtant, les soignants ont encore besoin de soutien. La situation reste difficile, nos besoins et nos attentes d’avant la crise sont toujours présents (besoin de plus de personnels, augmentation des salaires). Le déploiement de renforts dans les services hospitaliers, et les structures médico-sociales, est désormais très réduit, voire arrêté, alors que le manque de personnel demeure. Pas de répit. Mais il y a un « après » la crise, période où la motivation doit être maintenue pour continuer à soigner les malades. Il faut retrouver un sens au travail et continuer à donner envie aux plus jeunes, encourager celles et ceux qui seront les soignants de demain. Les étudiants en soins infirmiers, et les étudiants infirmiers anesthésistes venus prêter main forte pendant cette catastrophe sanitaire et qui se destinent à une carrière dans la santé et les soins, que retiendront-ils de cette expérience ? Que vont devenir les soignants dans les mois à venir, combien vont avoir légitimement envie d’une reconversion professionnelle, combien sont bouleversés, combien développent des troubles anxieux, dépressifs, des syndromes post-traumatiques ? Combien sont touchés par le virus, combien ont été testés ? Combien sont guéris, combien sont morts ? Nous voulons savoir, nous demandons de la transparence.
Nous, soignant.e.s, nous voulons être impliqué.e.s dans les prises de décisions à l’égard de la santé et à l’égard de la gestion des crises sanitaires. La composition du conseil scientifique COVID 19 illustre bien ce manque, zéro soignant, très peu de femme. Pourtant, notre proximité avec le malade nous a permis d’identifier rapidement des problèmes, de développer des observations cliniques, de comprendre comment améliorer le travail grâce à des stratégies, de saisir les enjeux dans la relation avec les familles. Il aurait été fort utile de nous intégrer au débat et à la mise en place de recommandations. Cette crise a montré à la population à quel point le travail du soin était précieux, subtil et fragile. Notre rôle auprès des malades engage notre responsabilité. Notre profession est aussi « noble » que d’autres, et mérite d’être reconnue à sa juste valeur.