Balade cinématographique et littéraire en Engadine

Michèle Tatu a voulu voir de près, en vrai, l'Engadine qu'elle a découverte au cinéma, avec le film Sils Maria, d'Olivier Assayas.

sils

Etre en Suisse, attablés dans un bistrot sans âge. Boire un verre de vin blanc et se dire après la projection de Sils Maria qu’on aimerait bien connaître l’Engadine, si belle contrée du dernier film d’Olivier Assayas.

Avoir besoin de poursuivre le voyage à la recherche du serpent de Maloya, merveilleux nuage se faufilant entre les montagnes. Se demander si le nuage existe ou s’il est une chimère, à l’image de ces aurores boréales mille fois rêvées et jamais vues…

Ne pas remettre à plus tard puisque le cinéma nous inspire cette balade, le désir de comprendre et de rêver encore.

Giacometti

Partir de San Bernardino, beau village de montagne ouvert sur les Alpes du Sud. Traverser un peu d’Italie en direction de Campodolcino et Chiavenna. La route accidentée qui avance de vallées en vallées inspire l’idée que la beauté se mérite et qu’elle se trouve sans doute de l’autre côté, par-delà les crêtes. Justement de l’autre côté, (ici on passe d’une Suisse à l’autre en quelques kilomètres), nous arrivons à la Vallée Bregaglia dans les Grisons, le berceau d’Alberto Giacometti : ici on trouve sa maison natale et un petit musée.

Nietzsche

Poursuivre par le Col de Maloya et découvrir des paysages où l’Italie s’efface vers des couleurs nordiques, de somptueux lacs verts caressés par une lumière transparente. L’écrivain du film Sils Maria, Wilhem Melchior en cache un autre puisque l’Engadine fut surtout la terre d’élection de Nietzsche à partir du printemps 1879 : De tous les endroits de la terre, je me sens le mieux ici, en Engadine disait-il.

Dans Le Voyageur et son ombre,  l’écrivain précise que cette région des Alpes Suisses est la patrie de toutes les nuances argentées de la nature.

Le monde écrivait-il encore est comme une mer de force agitée dont il est sa propre tempête, se transformant éternellement dans un éternel va et vient.

Peut-être est-ce là justement que le film cherche un envol du côté de la figure tutélaire de l’écrivain dans ces montagnes où les nuages défilent comme une tempête perpétuelle au-dessus des sentiments complexes éprouvés par les actrices du film Juliette Binoche, Kristen Stewart et Chloe Grâce Moretz.

La révélation de Zarathoustra

Faire escale à Sils Maria, petite bourgade à 1800 mètres, posée sur une lande entre le lac de Sils et celui de Silvaplana. Dominée par des montagnes, le village est fleuri et les fenêtres décorées. La maison de Nietzsche, aujourd’hui transformée en musée n’est pas loin. C’est ici, à son arrivée, que l’écrivain souffrant de terribles migraines, travaillera aux aphorismes d’Aurore : Il y a certainement beaucoup de choses plus grandes et plus belles dans la nature mais ceci est étroitement et intimement parent avec moi  dit-il. Il s’assied sur un banc et observe la nature. Lors d’une marche sur les berges du lac de Silvaplana il a la révélation de Zarathoustra et de l’Eternel retour : J’étais assis là dans l’attente, - dans l’attente de rien, par delà le bien et le mal jouissant, tantôt de la lumière, tantôt de l’ombre, abandonné à ce jeu, au lac, au midi, au temps sans but. Alors, amie, soudain un est devenu deux, - et Zarathoustra passa près de moi.

C’est là qu’il écrira aussi Par delà le bien et le mal, La généalogie de la morale et l’Antéchrist.

Proust, Hesse, Cocteau, Visconti...

Nous nous sommes aimés dans ce village perdu en Engadine au nom deux fois doux : le rêve de la sonorité italienne s’y mourait dans la voluptés des syllabes italiennes  écrira à son tour Marcel Proust dans Les Plaisirs et les jours.

Sils Maria : ville de passage pour Hermann Hesse, Jean Cocteau, et Anne Franck (1935 et 1936). Et dans l’hôtel Waldhaus (créé en 1908) planent aussi les ombres de Luchino Visconti, de Moravia, de Dürrenmatt, Chagall…

Si le film d’Olivier Assayas est éclairé par la splendeur du paysage (la fuite des nuages et celle du temps), il l’est moins par la figure des écrivains dont Sils Maria est le symbole. Il ne le revendique pas. Lors de la présentation du film au Festival de La Rochelle, le réalisateur a longuement exposé avoir voulu faire un film sur les actrices avec au centre Juliette Binoche. La comédienne incarne Maria Anders star internationale. Dans une pièce intitulée Le Serpent de Maloya, elle avait le rôle de Sigrid une séductrice prenant le pouvoir sur son aînée. Aujourd’hui on lui propose de jouer Hélène, la femme mûre dont elle a l’âge. Elle s’installe à Sils Maria en compagnie de son assistante Val (Kristen Stewart) pour répéter la pièce avant l’arrivée de Jo-Ann (Chloe Grace Moretz) étoile montante hollywoodienne qui reprendra le rôle de Sigrid et incarne la jeunesse et la gloire qui n’est plus la sienne.

Au-delà de l’éternel retour figuré dans la fuite des nuages, Olivier Assayas convoque les fantômes du passé (le film en noir et blanc d’Arnold Franck tourné en 1924, la Suisse intemporelle, l’hôtel Waldhaus) et les confronte à l’âge des réseaux sociaux : ainsi les actrices de cinéma sont remplacées par des actrices de séries (Kristen Stewart et Twilight) ou des bimbos hollywoodiennes (Chloe Grace Moretz) adulées par les sites de gossips pour les teenagers. L’idée de représentation augurée par le théâtre et le cinéma s’est démultipliée sur les petits écrans des ordinateurs et des téléphones cellulaires, nous dit Olivier Assayas. Au-delà de ce constat, la beauté originelle des paysages et celle des actrices exultent à chaque plan dans ce film où la caméra du cinéaste croit encore, au-delà des apparences, à la possibilité de la poésie.

Segantini

Reprendre la route : poursuivre la balade vers la station très chic de Saint Moritz où les hôtels ont une allure de fin de siècle. Le temps s’est arrêté dans cette architecture opulente, désormais immuable. La ville semble s’être assoupie dans l’ennui généré par la richesse du bâti.

Faire escale au Musée Segantini. Il est aussi question de l’envol dans l’œuvre du célèbre peintre de l’Engadine. Dans sa toile intitulée L’enfer des voluptueuses  on voit deux femmes en lévitation : elles sont condamnées à planer au-dessus des champs de neige déserts parce qu’elles ont choisi de mener une vie légère plutôt que d’exercer leur rôle de mère. Mais ça c’est une autre histoire…

Quitter l’Engadine. Une pluie rapide tombe sur les lacs. Le bleu turquoise vire au vert. La beauté est là, dans la transparence des indéchiffrables nuages qui courent au-dessus des montagnes et l’image du temps qui passe et ne s’arrête jamais.

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