Les Clochards d’Asmodée : une réédition

Les éditions Phébus (libretto) ont eu la bonne idée de rééditer un roman policier qui a le charme, la force et la qualité des Maigret, de Simenon.
La première édition de ce roman date de 1966, à Besançon. L’action s’y déroule, également. J’ai retrouvé un exemplaire de l’édition originale, un peu défraichi, dans ma bibliothèque.
L’auteur et commissaire de police aujourd’hui décédé, Roland Pidoux, n’a, à ma connaissance, signé que deux romans policiers. On y va patron ?, a obtenu le prix du Quai des Orfèvres, en 1963, et Les Clochards d’Asmodée.
Les clochards d’Asmodée, ce sont les SDF de l’époque, dont Le Négus, que je crois bien avoir rencontré, ici ou là, sur les quais ou sur les ponts. Dans la rue Battant certainement. Il fut un temps où les villes abritaient des ‟personnages”, qui faisaient figure de voisin, en quelque sorte.

Négus le clochard brosse les pavés du quai de ses semelles lourdes.
Légèrement courbé, enfoui dans sa barbe rougeâtre et son long manteau de couleur pisseuse, son vieux chapeau cloche sur les oreilles, il se traine pesamment vers son réduit.


Madame Brunois, la femme du commissaire, s’émeut.

- Pourquoi ne le placez-vous pas à l’hospice des vieux ?
….
- Tout simplement, Madame Brunois, répond Tixier, parce qu’il refuse catégoriquement d’y rester : la rue, les poubelles et la belle étoile pendant l’été, son réduit pendant la mauvaise saison, c’est son univers. Sans famille ni compagne, voila quinze ans, au moins, qu’il mène cette vie là… C’est une carte postale de la ville ; jamais un agent ne l’a bouclé pour ivresse : quand il a son compte, il se cache pour cuver.
- Négus, c’est son nom ?
- C’est le surnom du roi des clochards ! Il est très fier, d’ailleurs, de son titre…


Mais le Négus est retrouvé mort, assassiné.

… le fossoyeur Tricard longe à pied les berges du Doubs, précédé de son chien-loup.
Il se complaît dans le noir et rôde ainsi jusqu’à une heure avancée de la nuit, à la recherche de l’insolite et du secret.
Une masse sombre attire son attention, une masse sombre de loques qui remue faiblement.


Le Négus mort, ses confrères viennent lui rendre un dernier hommage.

Ils venaient le saluer avant le grand départ et regagneraient ensuite leurs poubelles, leurs casemates et leurs grottes, isolément.
Ils étaient venus sans se concerter.
Il y avait là «nez tordu», le Grand Chiffon, la vieille Hortense, Boisbessot, Chiclet, «le Crochet», la petite Célina et quelques vieux de l’Hospice. Ils avaient appris sur les ponts, à « la Charlotte », près des Remparts ou sur la Butte que le Négus avait été retiré de l’eau, près de l’île Malpas. Ils savaient bien qu’un sort semblable pouvait les attendre, un soir où le pied gelé glisse sur la berge humide.


Asmodée ? C’est le mauvais génie, celui qui tire les ficelles des marionnettes qu’il a choisi de mettre en action.

Si les bonnes consciences et les réputations dorment en paix derrière les volets fermés, Asmodée, le petit policier diabolique de légende, ce démon des plaisirs impurs du Livre de Tobie, est décidé, ce soir, … à entrouvrir au hasard le toit de quelques immeubles et à s’amuser de leurs secrets.

Au hasard ? Vraiment ?
Non. Et la fin du roman, avec la résolution de l’énigme, montre que le hasard n’y est pour rien. Asmodée, l’infernal marionnettiste a joué son rôle. Mais c’est à la source du long et lent déroulé de la vie, à l’image du long et lent déroulé des méandres du Doubs, que se niche la solution du drame.
Les marionnettes ? Le commissaire Brunois et l’inspecteur Tixier, avec son éternelle question :
- Du feu, patron ?
Robert Béranger, journaliste, et qui entretient une liaison clandestine avec Françoise Boucher, dactylo.
Et d’autres qui sont tous présentés au début du roman, par ordre d’entrée en scène du 2 au 25 décembre, à Besançon.
Asmodée, un démon de la Bible. Celui qui, au hasard, entrouvre quelques toits.
« Suffit-il d’entrouvrir au hasard les toits de quelques immeubles pour ne percer que consciences tourmentées et mobiles d’assassins ? »

Du faîte de mes toits, j’observe vos fourmilières ; vous vous grisez de vitesse, de bruit ou de philosophie pour oublier l’inéluctable échéance de la mort dont la nuit se rapproche et que vous ayez, vous tous, sucé ou non le lait de votre mère, vous êtes tous des clochards, des clochards à la recherche anxieuse, sous les ponts ou dans les salons, à la recherche du pays ou vous n’arriverez plus… le paradis de vos rêves et de vos souvenirs d’enfants.


Après la mort du Négus,

Asmodée est satisfait.
Le drame est déclenché.
Le chute accidentelle du clochard attisera la haine, excitera la jalousie, aiguisera la cupidité ; elle exhumera les secrets du passé et révélera, sous le vernis, la vérité de ces marionnettes.


La ville également joue son rôle. Celle des bourgeois, mais aussi celle des clochards, une ville dans la ville. L’une et l’autre sont quelque chose de plus que le décor indispensable à tout roman, lorsqu’il ne se déroule pas dans le huis-clos d’une tête, d’une chambre ou d’une maison.

J’emprunte les trajes et longe les quais pour rentrer chez moi.
Les costumes du dimanche sortent des églises et bavardent avec les soutanes sur les parvis. …
La rivière étincelle, riante de glaçons sous ce timide soleil d’hiver. L’horloge astronomique et ses soixante-douze cadrans sont arrêtés : c’est dimanche !
Le pont de la République est noir de véhicules impatients et l’agent, au carrefour, recherche son polygone de sustentation en agitant les bras dans tous les sens.
Les sommets de Bregille sont givrés : on respire profondément. On marche droit comme un I, sans se presser, un carton blanc sur la main droite, une paire de gants dans l’autre.
C’est dimanche.


Une ville tranquille dont Asmodée à soulevé quelques toits. Des secrets soigneusement enfouis s’en échappent, causant la mort du Négus, un clochard, puis celle de René Laurent, un commerçant bien établi, celle de Tricard, le fossoyeur et celle de son fils Julien.

Ça pue le linge sale.
Julien Tricard est pendu à une poutre du grenier.


Qu’est-ce qui unissait ces hommes dans la vie, qui les a réunis dans la mort ?
La réponse, Béranger le journaliste la cherche dans la ville des clochards.

Ce n’est pas la caverne d’Ali Baba, mais une béante anfractuosité du rocher, au pied de la citadelle, près de la porte Rivotte.
Il n’y a pas de voleurs d’or ou de pierreries, mais seulement des clochards à l’abri de la bise, des clochards qui rêvassent, crachent et toussent, qui fricassent des restes de cuisine et grognent.

Le gros Georges, la petite Marie et l’homme de la Francine sont enfouis sous des couvertures délavées dans une baraque cachée sous les planches pourries, les tôles rouillées, les sacs déchirés, les tuyaux de fourneau équilibristes et les plaques de bitume tombées du ciel. … On dort, insouciant. Il n’est que 11 heures du matin.

Une Vierge, bariolée de rouge, de vert et de bleu, statue de plâtre récupérée dans une poubelle matinale, une Vierge serrant dans ses bras l’Enfant-Jésus, protège les clochards de son regard compatissant, du haut du trou du rocher. Son nez est rouge. Elle est frigorifiée, son enfant aussi, dans cette grotte sans bougies.

Le vent répète une fugue sur les orgues de pierre.

Crochet, c’est l’intellectuel : il était caporal en 39. Il joue le rôle d’interprète, car on le convoque, rue Goudimel, pour expliquer des choses, les choses mystérieuses qui se passent entre clochard auxquels les flics ne comprennent jamais rien… Ils ne savent pas, les agents… La nuit, dehors, on a le temps de penser ; en fouillant les poubelles, on en apprend, des secrets ! Quand on se bat entre clochards, c’est pour l’honneur… Ils savent pas, les agents…


Béranger le journaliste fait son enquête. Il a une raison toute personnelle de le faire, échapper à la culpabilité. En effet, la nuit où le Négus est mort, peut-être que Béranger aurait pu le sauver. Je n’en dirai pas plus.
Béranger fait son travail de journaliste.

Béranger a compulsé les registres de l’état civil. Il sait maintenant que le Négus s’appelait Victorien, né à Montbéliard le 23 mars 1904, et qu’il était pupille de l’Assistance publique.

Son enquête aura permis, au moins, de redonner sa véritable identité au Négus. Une façon de lui redonner vie ?
Il fait également un article.

Son article sur les clochards de la cité a joué les trouble-fête, désorienté les bonnes consciences et provoqué un élan de générosité. Un problème gênant s’est découvert.

Les quinze dernières années du Négus vécues à Besançon entre les poubelles, les réduits et les casemates étaient dépeintes avec sensibilité.
Le Négus apparaissait comme le Soldat inconnu de l’Armée des Clochards.

Mais la rédaction de son premier article sur la vie du Négus, l’accueil passionné de la foule l’obligent à publier le deuxième épisode annoncé sur le secret de la mort de son personnage et il est ainsi pris au piège, poussé par la soif des lecteurs, piqué par l’aiguillon de son rédacteur en chef et freiné par la crainte du scandale, poursuivi par le regret de sa faiblesse.
Il a peur, vraiment peur.


Asmodée, lui, se régale, Asmodée pousse au crime.

Coiffé d’un chapeau pointu cousu de grelots, Asmodée jette du haut des fortifications de la citadelle son œil ironique sur la ville qui s’endort, en ce deuxième samedi soir, d’un sommeil moins paisible.


Et Asmodée adresse des mises en garde à l’assassin. Asmodée avertit.

« Ton plan a été suivi, mais tu n’as pas tenu compte de ma mise en garde : tu ne connais rien au mécanisme des armes de défense et Brunois n’est pas tombé dans le piège.

Brunois et Tixier ne sont pas les seuls à méditer. Tous les autres sont terrorisés par tes exploits.
Je les vois ! »


Brunois, le commissaire, et Tixier, l’inspecteur de police ont planté leurs crocs dans cette affaire. Ils ne se laisseront pas abuser. Ni par Asmodée, ni par l’assassin.

La reconstitution du drame est si simple !
Dans une ambiance défavorable, sous les sarcasmes, nous avions durant trois semaines constaté, déduit, interprété et veillé. Le criminel glissait entre nos mains ; nous l’imaginions ricanant, vexant notre amour-propre : étions-nous vraiment des incapables ? Les critiques inquiètes et ironiques des Bisontins n’étaient-elles pas justifiées ?


Brunois a démêlé l’écheveau, il a déjoué les pièges tendus par Asmodée, il sait qui est le coupable.

J’arrive derrière lui, à deux pas.
Le bruit lui fait lever la tête.
Nos deux visages se touchent, dans le verre ; mais quelle distance les sépare !
À quoi pense-t-il ?
Il est pâle, défait, vieilli subitement.
J’ai la gorge serrée.
Il n’esquisse aucun geste, se retourne lentement.
Sa voix est blanche :
- Cinq minutes… Vous arrivez cinq minutes trop tôt… J’allais prendre l’avion pour l’Angleterre.


L’affaire est résolue, c’est la nuit de Noël, et Brunois rêve.

Mes rêveries s’envolent, capricieuses, vers cet heureux temps ou je croyais encore au Père Noël, ce moment des yeux clairs et des sourires purs.
Mon plafond s’entrouvre, laissant apparaître Asmodée, l’œil vif et narquois.
Je sursaute :
- Ah non, mon vieux !... Pas cette nuit !

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