Vies de femmes et djinns à Dakar

Rares sont les films africains sélectionnés à la compétition officielle de Cannes. Lors de cette manifestation, en 2019, Mati Diop, jeune cinéaste dont c’est le premier long-métrage, a obtenu le Grand Prix pour « Atlantique ». Le film représentera le Sénégal aux Oscars 2020.

Nous sommes sur un chantier à Dakar. Des bruits de marteau-piqueur. Des camions roulent. De la poussière. Des hommes au travail. Ils construisent une tour futuriste, sorte de fantôme dans la grisaille poussiéreuse. Ils se rassemblent. Le ton monte. Le patron ne les a pas payés depuis trois mois.

 Ils décident d’embarquer secrètement à base d’une pirogue pour Gibraltar. Là-bas, la vie est meilleure sans doute. Désemparées, les femmes restent à Dakar et se rendent dans la boite de nuit où le soir elles dansaient avec les hommes. Le film change de cap et les regarde. Une jeune femme, Ada souffre du départ de Souleimane dont elle était secrètement amoureuse. Sa famille l’incite à épouser un homme riche avec lequel elle devra se marier et avant toute chose, apporter la preuve de sa virginité lors d’une séquence cruelle où le gynécologue félicite sa mère : « Félicitations madame, votre fille est vierge ». Par la suite elle devra satisfaire son mari afin qu’il ne prenne pas une seconde épouse.

 Au Sénégal, c’est ainsi que les femmes vivent. Elles aussi rêvent de changer de vie. Et ce soir-là, quand elles dansent seules, peu à peu, le son du film change, se dilue dans l’air comme une menace où un trouble. Quelque chose plane au-dessus de leurs destinées douloureuses. Quelque chose de surnaturel. Les djinns (les esprits) s’installent dans cette fiction et le marabout prétend à son tour que les démons s’emparent du ventre de celles qui portent des vêtements trop courts.

Du réel à l'irréel

 L’irrationnel se mêle progressivement à la réalité dakartoise : le lit de la noce (convoité par les amies d’Ada pour le luxe) s’enflamme spontanément. Des habitants ont de la fièvre. D’étranges zombies aux yeux fluorescents inquiètent la population (les spectateurs) et la police. Sommes-nous dans un film de fantômes ? Est-ce l’âme des migrants naufragés ?

 Mati Diop ose tout : passer du réel à l’irréel, du quotidien à la poésie, de l’onirisme au réalisme, de la noirceur au désir de soleil. C’est un impérieux besoin de lumière qui la guide, elle, l’auteur de « 1000 soleils », le plus bel hommage au cinéma dédié à son oncle Djibril Diop Mambety, auteur de « Touki Bouki » ; La jeune cinéaste dessine un monde où le soleil fatigué tente une percée. Un soleil à réanimer de toute urgence avant qu’il ne s’efface dans un monde d’ombres et d’effroi.

 Même si le passage à l’irrationnel peut troubler le spectateur, la réalisatrice franco-sénégalaise dessine une fable onirique et politique, une fresque sociale enracinée dans la banlieue de Dakar où nous voyons les migrants par les yeux de ceux qui restent avec leurs fantômes ; ce film hypnotique intègre la vie des vivants à celle des morts. C’est un film où les femmes sortent enfin des schémas auxquels elles sont assignées et les libère. Au loin la lumière tente une percée.

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