Véronique, aide-soignante en Ehpad : « J’ai parfois l’impression qu’on nous prend pour des torche-culs sans cervelle… »

Voici un témoignage édifiant à quelques jours de la grève nationale lancée par tous les syndicats dans les Établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) et l'aide à domicile, mardi 30 janvier, pour dire non à un projet de loi diminuant les financements. Comme si la longue grève des Opalines, l'an dernier à Foucherans près de Dole, n'avait pas montré la profondeur des problèmes d'un secteur qui souffre, manque de personnel, de moyens et de reconnaissance.

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Appelons la Véronique. Membre de la CFDT et représentante du personnel, elle nous a demandé l'anonymat afin de pouvoir s'exprimer plus librement sur le quotidien d'un métier qu'elle aime, notamment pour ce qu'il représente d'engagement auprès des personnes âgées dépendantes. Mardi 30 janvier, elle sera dans la rue pour le défendre face au projet du gouvernement pour lequel les députées qui l'ont rapporté ont demandé un moratoire d'un an.

Les députées Agnès Firmin Le Bodo (UDI) et Charlotte Lecoq (LREM) ont en effet souligné dans un rapport d'information que la réforme de la tarification des Ehpad risque d'entraîner une perte de ressource touchant essentiellement les établissements publics qui accueillent les personnes aux plus faibles ressources. Elles signalent que la Fédération hospitalière de France « évalue à 200 millions d’euros le transfert des établissements publics vers les établissements privés au titre de la convergence des tarifs dépendance ». Elles pointent des conséquences telles que la « hausse des tarifs d'hébergement » provoquant notamment un « impact sur le reste à charge » demandé aux familles, ou encore une « diminution des effectifs ». 

Pour sa part, Véronique nous explique son métier et son quotidien : « Je suis aide-soignante depuis 21 ans. Je travaille dans un EHPAD du secteur privé non lucratif dans le Haut-Doubs. Je suis élue du personnel et on a un dialogue plutôt ouvert avec notre direction. Mais les tutelles sont souvent déconnectées de ce qui se passe dans les services. Le manque de personnel est récurrent. Beaucoup font fonction d'aide-soignante sans l'être. Cela dévalorise le métier qui reste une vocation, surtout quand on travaille avec des personnes âgées. Comme professionnelle, je le dénonce : pourquoi on ferait un an d'école ? Il y a de nombreuses normes, de plus en plus de résidents déments, leur prise en charge ne s'improvise pas... »

Par exemple ?

« Quand je travaille avec une ASHagent de services hospitaliers faisant fonction d'aide-soignante, elle fait le même travail que moi, jusqu'à donner les médicaments que l'aide-soignante délivre sous la responsabilité et la délégation de l'infirmière. Les toilettes aussi sont déléguées à l'aide-soignante. Je les ai apprises en formation initiale et dans des stages. Les ASH ont une formation de bien traitance des personnes âgées, mais pas de formation gestes et postures. Or, c'est là qu'on se fait mal. Quand on est aide-soignante, on est tuteur à longueur de journée, ça prend du temps... »

Vous avez un autre exemple ?

« On est dans la salle à manger pour le repas de midi et une personne est porteuse d'une stomie : un abouchement de l'intestin où vont les selles. Quelqu'un de non qualifié dira une poche. A ces personnes, on de donne pas de chou car cela fermente et peut faire exploser la poche... Une personne non qualifiée dira tout haut : "il ne faut pas donner de chou à Madame Untel car elle a une poche". Ça manque de discrétion. Ça peut être une dérive. Les personnes non diplômées sont contentes de trouver un travail, elles font preuve d'une forme de bon sens sans penser à mal. Mais cela enlève de la valeur au métier d'aide-soignante dont la formation, le concours ne sont pas simples. On nous demande beaucoup pour les réussir, mais sur le terrain, on voit bien qu'on est en décalage... Et coté salaire, j'ai eu 20 euros d'augmentation en dix ans. Sans l'ancienneté, je serais au SMIC... C'est vrai qu'il y a eu un effort en 2017 où une convention de revalorisation a été signée dans le privé non lucratif : on a eu 110 euros brut d'augmentation lissée sur trois ans... Les cadres infirmiers et les auxiliaires de vie ont aussi eu quelque chose. Mais des fois, j'ai l'impression qu'on nous prend pour des torche-culs sans cervelle... »

« On retrouve parfois un appareil dentaire
dans les toilettes, ou par terre...
S'il n'est pas étiqueté, on ne sait pas à qui c'est... »

Qu'est-ce qui a changé depuis vos débuts ?

« La dépendance des résidents. Avant, ils arrivaient sur leurs jambes avec leur valise, aujourd'hui ils arrivent en fauteuil ou sur un brancard... Dans mon entreprise, le taux de remplissage est de 97%, une chambre ne reste pas longtemps libre. Le fonctionnement a également changé, on est davantage dans la traçabilité : on passe du temps sur la tablette qu'on ne passe pas avec les résidents... »

Elle sert à quoi cette tablette ?

« A enregistrer tout ce qui est transmission médicale, événement indésirable... jusqu'au changement des carafes d'eau et des verres. Tout ce qu'on fait est tracé... »

Tracer le changement d'un verre !

« Si une famille vient et que le verre est sale, on peut répondre qu'il vient d'être changé. Il arrive que des gens aient des selles plein les mains ou sur le visage, certains ne retrouvent pas les WC et font pipi partout... Il faut nettoyer... Il y avait moins ce genre d'incident auparavant, les gens étaient moins déments, il y avait moins d'Alzheimer. J'ai l'exemple d'une personne que sa famille avait emmenée pour changer son appareil auditif. Le soir, elle l'avait perdu. Le lendemain, on l'a retrouvé dans la carafe d'eau, l'appareil était foutu... On retrouve parfois un appareil dentaire dans les toilettes, ou par terre. S'il n'est pas étiqueté, on ne sait pas à qui c'est... »  

Comment démarre une journée de travail ?

« Vous arrivez le matin à 6 heures 45 et vous avez quinze minutes de transmission avec l'équipe de nuit pour 67 résidents. Il faut cibler, on ne dit rien quand tout va bien, on ne parle que de ce qu'il faut absolument savoir. C'est pareil le soir. Quand on travaille l'après-midi de 13 heures 45 à 21 heures 15, on fait la transmission de 21 heures à 21 heures 15 pour deux services où il n'y a qu'une infirmière ! En fait, on déborde tout le temps. »

« Pour moi, il ne s'agit pas d'un papy ou d'une mamie,
mais d'une personne qui a eu des enfants, a travaillé, a une vie sociale...
Ce qui m'intéresse, c'est la ressource qu'a l'être humain à rester digne. »

Qu'aimez-vous dans votre travail ?

« Le relationnel. Au début, je voulais prendre du temps avec les gens, mais on ne l'a plus. Auparavant, j'ai travaillé en halte-garderie quelques années, mais je ne supportais plus les enfants-rois. Les personnes âgées apportent de la sagesse, nous avons toute une vie face à nous. Pour moi, il ne s'agit pas d'un papy ou d'une mamie, mais d'une personne qui a eu des enfants, a travaillé, a une vie sociale... Ce qui m'intéresse, c'est la ressource qu'a l'être humain à rester digne. Mais avec les médicaments, quand une personne est énervée, on passe vite à la camisole chimique. »

Que faites-vous après les transmissions du matin ?

« Il y a le lever et le petit-déjeuner, en moyenne pour huit à neuf personnes, parfois six, des fois dix. On donne les médicaments, le petit-déjeuner, on fait l'environnement de la chambre. Si à 10 heures, on n'a pas fini, on donne le petit déjeuner et on fait les toilettes après. Si on ne va pas assez vite, le risque, c'est qu'on ferme les yeux sur des choses, la maltraitance peut arriver comme ça... Une épidémie de gastro, c'est quatre personnes avec des draps souillés. Alors on nettoie avant de donner le petit-déjeuner. Le moindre grain de sable peut virer à la catastrophe, même quand tout le monde est à son poste. C'est ça qui épuise les aides soignantes. Vous faites une toilette à 8 heures, et quand vous revoyez la personne à midi, il faut la relaver... »

Comment a été vécu par vous et vos collègues l'article de Florence Aubenas dans le Monde sur les Opalines de Foucherans l'été dernier ?

« On s'y retrouvait, même si chez nous les conditions de travail sont meilleures qu'à Foucherans. Nos dirigeants réfléchissent beaucoup, cherchent à utiliser au mieux les moyens donnés par les tutelles. Il y a quand même une pénurie d'aides soignantes... »

Ne sont-elles pas tentées par la Suisse dans la zone frontalière ?

« Pas spécialement, elles quittent plutôt le métier. Il y a les horaires décalés, la fatigue... Quand vous faites sept heures en Ehpad et que vous rentrez chez vous... C'est très physique, on fait sans arrêt du transfert du lit au fauteuil, du fauteuil à la chaise, de la chaise au fauteuil... On est équipé de lève-malade, quand on verticalise quelqu'un, ça va, mais quand il faut le mettre dans le lit et qu'il a des jambes gonflées... On travaille en binôme pour ne pas trop s'user, mais ce n'est pas toujours possible... Des résident autonomes nous disent ''asseyez vous cinq minutes'', ils sont souvent tout seuls et veulent parler, mais on est des courants d'air. Jusqu'à 20 heures, on est trois, après on est deux pour préparer les repas. On nous amène des charriots chauds et on fait le service. Sur trente personnes, sept ne mangent pas seules... »

« Si on est beaucoup à débrayer, on peut être réquisitionné :
la police ou la gendarmerie vient à la maison nous le dire,
si on n'y va pas, on risque une amende de 18.000 euros... »

Des familles viennent-elles donner à manger à leur parent ?

« Cela arrive, mais c'est très rare. J'ai l'exemple d'une famille dont les membres viennent tous les soirs ou presque, qui parfois nous donnent un coup de main... On est toujours à 200 à l'heure... On a droit à vingt minutes de pause pour six heures consécutives... »

Comment appréhendez-vous la convergence tarifaire du projet du gouvernement dont les rapporteures disent qu'elle diminuera les moyens ?

« S'il n'y en a pas assez, je quitterai le métier... Les familles ne jouent pas toujours leur rôle. On ne voit pas trop d'associations de familles comme il y en a pour les enfants handicapés... Déjà que des cadres nous disent de faire des économies de protections (NDLR : les couches) alors qu'on n'a pas toujours le temps de mettre les personnes aux toilettes. Économiser, ça peut être réutiliser des protections non souillées... En Ehpad, une personne qui rentre continente peut devenir incontinente en trois mois parce qu'on n'a pas toujours assez de temps pour répondre aux sonnettes... »

Manifesterez-vous le 30 janvier ?

« Je serai à Besançon, devant Bellevaux et devant l'ARS. Je vais perdre 95 euros : ma jourée de travail plus les cotisations patronales. Si on est beaucoup à débrayer, on peut être réquisitionné : la police ou la gendarmerie vient à la maison nous le dire, si on n'y va pas, on risque une amende de 18.000 euros... Très peu de gens feront grève, ils ont peur. Des femmes m'ont dit on mettra un brassard, mais ça ne servira à rien... J'ai souvent été seule à faire grève. Une fois, en 2011, on a été la moitié à faire grève sur la convention collective... et on n'avait rien eu... Il y a quelques années, les équipes étaient soudées, il y avait de la cohésion. Aujourd'hui, c'est plus individuel... On a un taux d'absentéisme de 14%... »

« On est toujours insatisfait car on n'a pas pu faire telle ou telle chose.
Il y a des résident qu'on n'a pas fait sortir dehors depuis un an... »

Que pensez-vous des projets visant à jouxter maisons de retraite et structures d'accueil d'enfants ?

« Je serais assez pour. Quand on fait des rencontres intergénérationnelles, les personnes se boostent, ça les pousse à rester droite, dignes. Et c'est bien pour la jeunesse, ça évite aux jeunes d'être dédaigneux en parlent des ''vieux''... Un jour, ce sera nous. Je ferai tout pour éviter de mettre mes parents en Ehpad. Tant qu'ils pourront être à domicile, ils y resteront. C'est plus dur en Ehpad, même si on essaie d'y instaurer une vie sociale. Nous, on a une animatrice pour 60 résidents. Elle fait lecture du journal le matin, atelier mémoire l'après-midi, parfois un repas à thème... Il y a aussi la sexualité dont on parle peu, j'ai vu dans ma carrière quatre couples se constituer... »

Comment résumeriez-vous la situation du personnel ?

« Il faut insister sur le taux d'encadrement, l'épuisement, la démotivation... Le turn-over est très élevé. Début juillet, les CDI tombent quand les jeunes sortent de l'école, mais quelques mois plus tard, ce ne sont plus les mêmes... Le problème des Ehpad, c'est le manque de personnel : ce n'est pas plus compliqué que ça. J'ai passé 50 ans, j'ai un genou foutu, je dois porter une tonne par jour, peut-être plus... On travaille avec des humains, pas avec des poutres à déplacer ! »

Comment prenez vous les critiques des Africains quand ils voient comment notre société traite ses anciens ?

« J'ai été élevée avec mon grand-père... On pousse la durée de vie, mais dans quelles conditions ! Parallèlement, les seniors ont évolué. Les derniers instants de vie en Ehpad, avec des escarres, ne sont pas terribles... J'ai été formée par Humanitude, c'est une méthode d'approche de la personne âgée consistant à ne donner aucun soin de force : je frappe avant d'entrer dans une chambre... Quand on me dit ''dégage, c'est chez moi'', je m'en vais... On donne une douche par semaine, par endroit c'est une toutes les trois semaines... On est toujours insatisfait car on n'a pas pu faire telle ou telle chose. Il y a des résident qu'on n'a pas fait sortir dehors depuis un an... »

Pour approfondir le sujet, on peut lire notre article sur la Face cachée de la silver-économie, ainsi que le rapport d'information parlementaire sur le site de l'Assemblée nationale, et notamment la synthèse des propositions page 62, les constats et pistes de réflexion page 68, la réponse de la ministre qui, page 72, explique notamment étaler la convergence tarifaire sur 7 ans. Cliquer ici.
Une large intersyndicale a lancé un mot d'ordre de grève national qu'on peut voir .
Voir ici l'analyse de l'AD-PA, association des directeurs [d'établissements] au service des personnes âgées qui s'associe au mouvement, et  sa prise de position.
Dans cette tribune, les retraités CGT de Besançon appellent les familles des résidents à se joindre à eux et aux salariés au rassemblement du 30 janvier à 14 h devant le centre de long séjour de Bellevaux.

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