Suicide d’un professeur de Gray : la justice n’a pas été saisie

Franck Béarzi a mis fin à ses jours après que son proviseur lui ait annoncé qu'une plainte d'élève le visait. Le problème, c'est que le parquet de Vesoul n'a « a priori pas été saisi de plainte » alors que le recteur l'avait affirmé. Mercredi soir, le CHSCT a constitué une délégation et non une mission d'enquête.

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Comme il en a la faculté juridique, le CHSCT Comité d'hygiène, sécurité et conditions de travail académique a décidé mercredi soir la constitution d'une délégation. Selon les termes d'un communiqué du rectorat, « celle-ci recevra les résultats de l'enquête [administrative] dans le strict respect des personnes et des familles affectées par [le] drame » du suicide de Franck Béarzi. Enseignant au lycée Cournot de Gray, il a mis fin à ses jours après avoir été convoqué par son proviseur qui l'avait informé qu'il était visé par la plainte d'une jeune fille qui avait été son élève deux ans auparavant. Un baiser en serait la cause.

La constitution de cette délégation qui doit se réunir la semaine prochaine, est le résultat d'une transaction entre le recteur et les sept représentants des personnels siégeant au CHSCTA 4 pour la FSU, 2 pour l'UNSA, 1 pour le Sgen-CFDT. « Nous souhaitions une enquête, le recteur proposait un groupe de travail sur la prévention des risques psycho-sociaux », indique la secrétaire du comité, Nadine Castioni (FSU). « Nous voulions bien un groupe de travail, mais après l'enquête du CHSCT que le recteur a refusée ».

La différence entre délégation et enquête

Entre une délégation et une enquête, il y a plus que des nuances. La délégation intervient en quelque sorte dans la routine en effectuant « des visites de services à intervalles réguliers » en fonction de missions confiées par le CHSCT. Différente de l'enquête administrative menée sous la seule égide de la hiérarchie, l'enquête du CHSCT est de droit en cas d'accident du travail ou de maladie professionnelle « ayant entraîné mort d'homme », précisent les articles 6 et 53 du décret du 28 mai 1982.

Accepter la constitution d'une enquête aurait été pour le rectorat reconnaître de facto que le suicide du professeur avait un caractère professionnel, ce qui n'est pas sa thèse. Accepter un simple groupe de réflexion n'aurait pas été plus acceptable pour les représentants du personnel car ils n'auraient pas pu investiguer ou échanger avec leurs collègues du lycée, ce qui est rendu possible dans le cadre de la délégation. Ils acceptent dont cette délégation qui devrait leur donner accès à l'enquête administrative dont pourraient être expurgés les éléments relatifs à la vie privée. C'est ce que suggère la formulation « strict respect des personnes et des familles ».

« L'administration dans l'illégalité » pour la secrétaire du CHSCT

Nadine Castioni, secrétaire du CHSCT : « Une dizaine de suicides pour partie imputables aux conditions de travail depuis 2011 dans la région»
Pour les responsables syndicaux, il est évident que des relations très tendues, voire exécrables, font partie des méthodes de management utilisées par certains chefs d'établissements, voire sont encouragées par la hiérarchie du rectorat et des inspections académiques. « Depuis que les CHSCT ont été institués dans la fonction publique, en 2011, on a connu plusieurs cas de suicide d'enseignants dans la région », dit Nadine Castioni, la secrétaire du CHSCT académique. « Pas loin d'une dizaine sont susceptibles d'être pour partie imputables au travail. Le CHSCT n'en est pas forcément informé quand cela arrive. Quand on pose des questions, on nous répond généralement que c'est lié aux problèmes personnels. Il y a deux ans, une enseignante qui s'était suicidée à la Roche du Prêtre avait laissé des messages explicites : elle ne savait plus comment faire son travail. On en a eu connaissances d'autres cas où il y a peu de doutes. Dans le cas de Franck Béarzi, on suspecte que les conditions de travail ne sont pas étrangères à son suicide. Il y a les circonstances de sa convocation, le fait qu'il n'a pas été accompagné, les accusations dont on ne sait pas si elles sont vérifiables... » 

Reste, souligne Nadine Castioni, que « l'administration est dans l'illégalité par rapport au CHSCT académique qui aurait dû être informé de cette enquête administrative, le CHSCT départemental l'a été, mais pas le CHSCT académique qui est saisit pour tout ce qui concerne les lycées. On est aussi la seule académie sans médecine de prévention, ce qui est illégal. Le rectorat dit qu'il ne trouve pas de médecin, mais il y a absence de volonté de sa part ».

La secrétaire du CHSCT, qui a « demandé une réunion extraordinaire dès le lendemain du suicide », en est persuadée : sans médiatisation de l'affaire, « il n'y aurait pas eu de réunion extraordinaire ». Dans son communiqué, le rectorat assure au contraire que l'instance a été « organisée dans le plus court délai possible après réception du rapport de l’enquête ordonnée par le recteur le 9 juin ».

Un point particulier demeure à éclaircir : y a-t-il eu ou non plainte déposée par la jeune fille ou sa famille ? Deux réponses contradictoires nous ont été exprimées : oui, selon le recteur, non, selon les syndicats. Procureure de la République du Tribunal de grande instance de Vesoul, Claude Ruard nous a indiqué ce jeudi 2 juillet : « a priori, je n'ai pas été saisie de plainte ». Elle précise qu'il n'y a « pas de plainte pénale déposée auprès d'un service de police ou de gendarmerie ». Une plainte a-t-elle été déposée au parquet ? « Non ».  

Aucune action judiciaire ouverte

Cependant, une confusion bien compréhensible ne permet pas d'être totalement affirmatif. Le tribunal de Vesoul est en plein déménagement et des vérifications sont en cours, tant au parquet qu'au rectorat, pour chercher la trace d'une éventuelle plainte. Un signalement a bien été effectué par le proviseur du lycée à l'inspecteur d'académie, mais Mme Ruard n'en a pas eu communication. Celle-ci doit notamment s'effectuer dans le cadre de l'article 40 du code procédure pénale « bien connu de l'Éducation nationale en cas de violences ou d'abus sexuels sur enfants ».

Il n'y a donc pas d'action judiciaire ouverte : « il faut pour cela connaissance des faits », explique la magistrate, « sans information officielle, plainte de la jeune fille ou de ses parents, ou signalement, le parquet n'agit pas car il n'est saisi de rien. Il peut quand même y avoir enquête à partir d'actes portés à sa connaissance, mais si l'auteur présumé est décédé, l'action est éteinte... Ce qui n'empêche pas un minimum d'enquête pour vérifier les faits dénoncés... »

Un récent débat parlementaire en écho

Voir les débats sur le site de l'Assemblée nationale, plus particulièrement sur l'amendement 42.
Voir l'analyse du texte sur Café pédagogique.

Cette douloureuse histoire donne un écho tout particulier aux débats ayant animé l'Assemblée nationale pas plus tard que le 24 juin dernier. On discutait en seconde lecture d'un texte visant à transposer en droit français une directive européenne sur la procédure pénale. La ministre de l'Éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem, a alors proposé un amendement destiné à systématiser l'information de la justice vers son administration en cas de poursuites, de renvoi devant un tribunal ou mise en examen pour violences ou atteintes sexuelles sur des enfants, tout en n'oubliant pas le principe de la présomption d'innocence...

L'objectif est d'éloigner des enfants les coupables, mais aussi les personnes suspectées, ce qui pose des questions juridiques fondamentales. Le rapporteur de la loi, le député Dominique Raimbourg (PS) émettait des réserves craignant « des gens que l'on accuse à tort ».

On est certes, au lycée de Cournot de Gray, dans une situation différente, ne serait-ce parce que la justice ne semble pas avoir été saisie. Ce qui est plus terrible encore. Et illustre la nécessité de combiner respect du droit, délicatesse et professionnalisme... Sans pour autant tomber dans la paranoïa.

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