Six juges d’instruction pour un imbroglio judiciaire à Besançon

EXCLUSIF_ Un chef d'entreprise de Saint-Vit a attendu plus de 5 ans pour être payé, partiellement, de la vente de son usine à un intermédiaire nancéien. Après plusieurs procédures civiles perdues, il a contre-attaqué au pénal pour faux et escroquerie au jugement il y a quatre ans mais son dossier a disparu peu après du tribunal. Des actes d'instruction ont été promis pour début 2015 à son avocat, Francis Vuillemin. La juge d'instruction venant de les prendre, nous republions à la une cet article du 30 janvier 2015.

mustaphaagro

Un ancien notaire bisontin et un homme d'affaires lorrain retraité sont visés par une plainte avec constitution de partie civile déposée il y a quatre ans pour faux en écritures, usage de faux et escroquerie au jugement par Mustapha Agro, un chef d'entreprise de Saint-Vit (Doubs). Cette plainte est soutenue par l'avocat originaire de Besançon Francis Vuillemin, inscrit au barreau de Paris.

Complexe, démarrant en 2004, l'affaire s'est déjà traduite par une dizaine de décisions de justice, presque toutes défavorables à Mustapha Agro. Il créé en 1990 une petite entreprise de mécanique, Conudep, et une société civile immobilière qui possède l'usine et le terrain, les Palmiers. Celle-ci est installée sur une zone artisanale que la mairie veut transformer en zone commerciale, ce qu'elle est aujourd'hui. Le maire, Pascal Routhier, lui propose de s'installer de l'autre côté de la nationale. Comme il projette de s'agrandir, Mustapha Agro est d'accord.

Mustapha Agro ne vend plus !

Un intermédiaire spécialisé dans l'immobilier d'entreprise, travaillant pour le hard-discounteur Aldi qui ne veut pas apparaître, Gérard Bouthier, signe un compromis pour le rachat de l'usine avec Mustapha Agro pour 762.000 euros. On est le 10 mai 2004. On se met d'accord en avril 2005 sur les conditions : le site doit être libéré en décembre.

Ultime précaution ? Mustapha Agro interroge la banque de l'intermédiaire qui lui répond que le prêt n'est pas débloqué. Il annonce alors qu'il ne vend plus. Pour le notaire de Gérard Bouthier, Me Bernard Hutin que Factuel a contacté, c'est parce qu'il a eu une meilleure proposition. De qui ? « ça doit être une société agro-alimentaire ». « Affabulation, je suis un chef d'entreprise responsable », réplique Mustapha Agro.

Quoiqu'il en soit, Gérard Bouthier saisit la justice qui, le 8 novembre 2005, dit que « la vente est parfaite » et ordonne la signature de l'acte. Mustapha Agro fait appel, mais reçoit une convocation de Me Hutin, pour signer la vente le 29 décembre 2005, soit avant l'audience d'appel. Une semaine avant la date prévue pour la signature, à laquelle Mustapha Agro ne se rendra pas, Gérard Bouthier produit la photocopie d'un chèque de banque du montant convenu. Il est daté du 22 décembre 2005.

La cour d'appel confirme la vente

Pour Me Vuillemin, ce chèque est l'une des pièces importantes du dossier. Libellé à l'ordre du notaire, comme il se doit, il mettra plus de cinq ans avant d'être crédité au compte de Mustapha Agro. Entre temps, ce dernier aura perdu d'autres procès. D'abord, la « vente parfaite » est confirmée en appel, les juges s'appuyant notamment sur le fameux chèque. Ensuite, la justice donnera raison à Gérard Bouthier quand celui-ci réclamera des loyers puisque l'entreprise n'a toujours pas déménagé.

Au cours d'un des procès, Gérard Bouthier produit une attestation de Me Hutin certifiant que le montant de la vente « au profit de la SCI les Palmiers a été consigné auprès de la Caisse des dépôts et consignations » où il est toujours. Pour Francis Vuillemin, cette attestation est au coeur du dossier : « c'est un faux parce que son contenu est faux ». Pourquoi ? « Parce que l'attestation ment : ça n'a pas été payé en 2007, mais en mars 2011. C'est un mensonge par omission car elle ne dit pas que la somme est sur un compte ouvert au nom de son client ». Et non à celui de Mustapha Agro.

Controverse sur une attestation

Un faux ? Me Hutin s'insurge : « C'est un quiproquo ! Cette attestation que j'ai faite portait sur le prix qui m'a été remis. Comme Agro n'était pas là, on n'a pas pu régulariser la vente et j'ai restitué le chèque à Bouthier pour qu'il le restitue à sa banque ». Pourquoi l'attestation est-elle au profit de l'acquéreur ? « On ne peut pas faire autrement, la consignation ne pouvait être qu'au nom de Bouthier... Lorsque l'immeuble a été libéré, j'ai remis le prix consigné à Agro ».

Deux versions s'opposent sur ce point. Pour Me Hutin, c'est l'expulsion par la gendarmerie de Conudep, le 25 janvier 2011, qui a permis la libération des locaux, donc le versement du prix à Mustapha Agro. Pour Me Vuillemin, c'est la sommation interpellative qu'il a envoyée par huissier pour poser des questions au successeur de Bernard Hutin, parti depuis à la retraite, qui débouche sur le paiement. Dans les réponses écrites à la main par le notaire, Me Callier, on apprend que « l'attestation n'indique pas qu'une somme a été versée au profit de la SCI les Palmiers ». Au profit de qui l'a-t-elle alors été ? « Forcément au nom de BG Promotion Immobilière », la société de Gerard Bouthier. Autrement dit, l'argent que l'acheteur a donné au notaire pour payer le vendeur est toujours « dans sa poche », fulmine Francis Vuillemin.

« Possibles dysfonctionnements entre notaires et avocats »

Moins d'un mois plus tard, Me Callier annonce que les 762.000 euros sont enfin disponibles. Mais le lendemain, plus de 200.000 euros en sont soustraits pour payer ce que la justice a attribué à Gérard Bouthier, notamment des loyers et des pénalités, en s'appuyant sur les pièces litigieuses. 

Mustapha Agro a bien tenté d'arrêter le cours de ces procédures. Il en parle en 2009 au préfet d'alors, Jacques Barthélémy, qui saisit la procureure générale de l'époque, Catherine Pignon, en évoquant de « possibles dysfonctionnements entre notaires et avocats ». La magistrate classera le dossier, suggérant une plainte auprès du doyen des juges d'instruction avec constitution de partie civile, ce que Mustapha Agro fera le 29 novembre 2010.

Les excuses du doyen des juges d'instruction

Complément du 11 janvier 2016
Selon nos informations, Mme Meyer a récemment pris des actes d'instruction. Elle avait indiqué en avril dernier à M. Agro qui lui écrivait sa « perplexité face à l'inertie » de la justice, qu'elle était débordée et que le retard était dû à « la surcharge du cabinet » qui instruisait 122 dossiers dont 41 concernant des détenus. Me Vuillemin avait demandé plusieurs auditions, dont celles de Gérard Bouthier et des notaires.
Mustapha Agro explique aujourd'hui que son entreprise est toujours « en danger » et se dit « abandonné » par son syndicat professionnel, l'UIMM.

Six juges d'instruction se sont succédé sur le dossier : « c'est le record de France », ironise Mustapha Agro, « je n'ai jamais vu ça », assure Francis Vuillemin. Le troisième juge d'instruction lance une commission rogatoire : « elle est très légère et superficielle, le notaire et l'intermédiaire immobilier n'ont pas été entendus. La présidente de la chambre des notaires l'a été, mais elle ne sait pas que l'argent a été consigné sur le compte de l'acquéreur », souligne Francis Vuillemin. Fin octobre 2014, la sixième juge d'instruction, Aurélie Meyer, promet pour le début de cette année des actes d'instruction...

Curieusement, le dossier a disparu du cabinet d'instruction en 2011, peu après la reformulation de la plainte par Me Vuillemin. Fait rarissime, le doyen des juges d'instruction, Ludovic Mourgue, écrit à l'avocat le 21 septembre 2011 : « Je prends connaissance des difficultés que vous rencontrez... Je vous confirme que de manière inexplicable, les pièces annexées à votre plainte ne se trouvent pas dans le dossier. Cela est anormal et je vous présente mes excuses au nom de l'institution judiciaire ». Francis Vuillemin est perplexe : « je ne vois qu'une succession d'anomalies, ça ne peut pas être le fruit du hasard ou de la malchance. Tout ça n'est pas normal. J'ai le sentiment qu'un groupe de personnes et d'intérêts convergent pour aboutir à cette catastrophe judiciaire ».

« Il a voulu jouer, il a perdu »

La suite de cette affaire ? Pour l'heure, on en est à l'instruction. Elle peut déboucher sur un non lieu ou sur des mises en examen avec renvoi en correctionnelle, voire les assises pour le notaire si le faux en écriture publique est retenu. « S'il y a escroquerie au jugement, il y aura des indemnités pour mon client, mais on en est loin. On pourra alors faire des recours pour réviser les jugements civils lui ayant donné tort », explique Me Vuillemin.

Mustapha Agro a laissé plus d'un million d'euros dans l'histoire, estime son avocat. « C'est là qu'on voit qu'il est fou, il a voulu jouer, il a perdu », dit Bernard Hutin. Mustapha Agro sait qu'on le prend pour dingue alors qu'il apprécie les aphorismes et la philosophie. Il dit avoir consacré à son affaire du temps qu'il aurait préféré donner à son entreprise qui a failli être mise en redressement judiciaire. Il a renoncé à certains développements, a fermé une filiale au Maroc : « j'avais des clients comme Zodiac, EADS, Thales... On serait 120 personnes aujourd'hui si ça avait marché. On a été trente, on n'est plus qu'une vingtaine... ». Étonnamment, il reste zen dans ses propos, souhaite « que l'humain acquière plus de confiance pour sortir de la souffrance », cite Montesquieu dans le bureau du juge d'instruction : « Il n'y a point de plus cruelle tyrannie que celle que l'on exerce à l'ombre des lois et avec les couleurs de la justice. »

 

Nous avons joint l'avocat de M. Bouthier qui n'a pas encore retourné notre appel. Nous complèterons cet article des précisions qu'il nous apportera le cas échéant.

 

Newsletter

Lisez la Lettre de Factuel

ABONNEZ-VOUS À LA NEWSLETTER !