Sécurité : l’enterrement de la politique du chiffre

Le changement d'outils informatiques rend difficile l'interprétation des statistiques des « crimes et délits constatés » en 2014 qui viennent de sortir. Pendant que les violences physiques aux personnes semblent augmenter, les escroqueries et infractions économiques baisseraient... Quant aux pollutions, elles sont souvent classées sans suite après accord non public entre contrevenant et parquet...

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Attention statistiques peu sûres ! C'est le préfet Stéphane Fratacci lui-même qui prévient, en ouvrant la conférence de presse sur l'activité des forces de l'ordre qu'il a donnée ce jeudi matin à Besançon : on ne peut faire dire n'importe quoi aux chiffres. Les changements d'outils informatiques, d'abord dans la gendarmerie, puis dans la police, mais aussi les changements de méthode, font que les chiffres sont peu fiables : « le système antérieur était déconnecté des systèmes juridique et opérationnel alors que maintenant on fait du temps réel : on a changé d'instrument de mesure », explique-t-il.

Et dire qu'on a pendant dix ans mené une « politique du chiffre » ! Mais passons.

Cette précaution du représentant de l'Etat vient compléter les avertissements figurant à chacune des 18 pages des rapports départementaux de L'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales En 2014, d'après l'ONDRP, un certain nombre d'index d'infractions ont été enregistrés dans des conditions différentes de celles des années précédentes comme cela est expliqué dans les bulletins mensuels sur la délinquance enregistrée, en particulier celui de janvier 2015 portant sur les faits constatés en 2014 (http://www.inhesj.fr/sites/default/files/bm_2015_janv.pdf). Pour ces index, les changements d'outil de collecte et de pratiques de saisie en zone police en 2014 peuvent avoir provoqué de très fortes variations. En conséquence, dans l'attente de travaux complémentaires sur ces ruptures de continuité statistique présumées, l'Observatoire considère qu'une grande partie des comparaisons de faits constatés par la police nationale entre 2014 et les années précédentes, ne doivent pas être présentées comme des tendances. La situation qu'on connaît déjà depuis 2012 en zone gendarmerie s'étend donc désormais à la zone police. Le souhait de l'Observatoire d'assurer une diffusion des données détaillées par départements en toute transparence demande donc de la part des utilisateurs de ces données une grande attention et une grande rigueur. Présenter une variation pour laquelle il existe, dans un ou plusieurs documents publics, l'expression argumentée d'une forte suspicion de rupture de continuité statistique, sans en faire état, peut être légitimement considéré comme une tromperie.. Les chiffres qui sont publiés sont donc « plutôt des tendances » à prendre avec des pincettes, le changement d'outil ayant généré des « discontinuités statistiques qui troublent les comparaisons ». On comprend dès lors que cela soit « frustrant » car l'évaluation de la politique est basée sur des constats fluctuants. Rendez-vous compte, « on a des indications sans être certains des chiffres » ! 

Voir la très instructive synthèse du rapport 2014 de l'ONDRP ici. Il y est notamment expliqué le long cheminement vers la construction d'un outil statistique scientifique. Néanmoins, il reste à permettre la comparaison statistique des traitements judiciaires et policiers, notamment le rapport récidive-réintération, ce qu'a souligné avec une certaine impatience Manuel Valls en octobre dernier.

En fait, en haut lieu, on commence à réaliser que les évaluations chiffrées ont leurs limites. Comment mettre en équation le travail des limiers, celui des enseignants ou des éducateurs ? En général, cela se traduit par une pression accrue, une exigence de résultats présentés sous formes de courbes ou de tableaux... suivis d'objectifs qui acroissent stress et - donc - frustration. Et l'humain dans tout ça ? Et les peines ? Les joies ? Les ratés et les réussites ?

Un préambule... vite oublié
Le dossier remis à la presse est explicite et souligne en préambule : « Les nouveaux systèmes modifient en profondeur les conditions de rédaction des procédures dans les unités de sécurité, ainsi que la façon dont ces procédures sont contrôlées, puis traitées à des fins statistiques. Cette modernisation n'étant pas simultanée en police et en gendarmerie contribue d'autant plus à ces "ruptures statistiques" et fausse indirectement l'analyse des chiffres... Il n'est pas possible à ce jour d'établir précisément l'ampleur des impacts des changements de système d'information sur les chiffres relatifs à l'année 2014. Des travaux sont en cours, mais ils n'aboutiront pas avant l'été 2015... »
« Stabilisation à la baisse grâce à la mobilisation »
Une fois le préambule passé, le dossier de presse explique que « les atteintes aux biens se sont stabilisées dans le Doubs après la forte augmentation constatée en 2013 : 15.450 en 2014 pour 15.627 faits en 2013, soit 177 faits en moins, baisse de 0,01%. Cette stabilisation à la baisse est le reflet de la forte mobilisation des forces de l'ordre et des actions menées qui ont ainsi fait progressivement baisser les vols sans violence (...) Les cambriolages ont poursuivi leur augmentation en 2014, mais dans une moindre proportion qu'en 2013 » : on est passé de +14% à +10% !
« Hausse révélatrice d'une meilleure prise en compte des faits »
Quant aux atteintes volontaires à l'intégrité physique, les statistiques révèlent « une hausse révélatrice d'une nette amélioration des actions coordonnées de la police et de la gendarmerie en faveur d'une meilleure prise en comptes de ces faits ».
Autrement dit, quand les forces de l'ordre se « mobilisent fortement », les atteintes aux biens se stabilisent à la baisse, et quand elles « prennent mieux en compte » les violences aux personnes, celles-ci augmentent. Dans les deux cas, elles ont bien travaillé...

Violences familiales : plus de plaintes, moins de mains courantes

Qu'à cela ne tienne, puisque les chiffres sont trompeurs, tournons-nous vers les mots, s'ils veulent encore dire quelque chose ! D'abord, il ne s'agit pas des « chiffres de la délinquance », mais des « crimes et délits constatés », autrement dit l'activité des services de police. « Plusieurs tendances sont le fruit de décisions volontaires, comme favoriser l'enregistrement de plaintes là où il y avait seulement une main courante, par exemple les violences intra-familiales et les violences faites aux femmes », explique ainsi Stéphane Fratacci. Mais il y a aussi la machine qui ne se laisse pas faire : « les nouvelles modalités d'enregistrement automatique des vols ne sont pas rectifiables en cas d'erreur... »

Du coup, la préfecture tient une conférence de presse sans donner des chiffres locaux comme les années précédentes. Que ceux qui aiment les chiffres se rassurent : on les a facilement trouvés sur le site de l'ONDRP. Les voici pour le Doubs ici, le Jura , la Haute-Saône ici et le Territoire de Belfort . Les séries statistiques proposent de nombreuses catégories et une distinction entre les constats des gendarmes et ceux des policiers, mais aussi les évolutions en pourcentage. Traditionnellement, les gendarmes travaillent à la campagne et les policiers en ville, mais cela aussi évolue : des gendarmeries ont remplacé des commissariats dans certaines petites villes et la police aux frontières ne travaille pas qu'en ville, davantage dans le Doubs et le Territoire-de-Belfort qu'en Haute-Saône et dans le Jura... C'est pourquoi nous avons effectué des totalisations pour la Franche-Comté et le Doubs : voir les tableaux en cliquant sur la photo.

Les vols avec violence : de 2,4% à 2,6% des atteintes aux biens

La « tendance » est donc à la stabilisation des atteintes aux biens dentre 2013 et 2014 et « le début de 2015 » serait « plutôt encourageant ». Mais sur la période 2009-2014, c'est bel et bien une hausse de 10,6% des « faits constatés » qui est enregistrée, de 26.613 à 29.437. Cette catégorie des atteintes aux biens comprend très majoritairement les vols sans violence (75 à 80%), les destructions et dégradations (en baisse de 16,5% sur la période mais fluctuant de 18 à 22% des atteintes aux biens), les vols violents qui fluctuent aussi : 2,4% des atteintes aux biens en 2009, 2,1% en 2011, 2,6% en 2014.

Dégradation du climat social
« Nous demandons des réponses pénales rapides en matière de violences conjugales », confirme Edwige Roux-Morizot, procureur à Besançon. « L'augmentation des procédures ne correspond pas à une augmentation du phénomènes, mais à celle des plaintes », assure Thérèse Brunisso, procureur à Montbéliard. Elle est persuadée que faire passer une affaire de violence conjugale au tribunal « favorise l'émergence de la parole des femmes victimes ».
Elle relève aussi une « judiciarisation exponentielle des relations de voisinage », ce qu'elle interpète comme une « dégradation du climat social ».

Cette dernière tendance est à rapprocher de l'augmentation des enregistrements des atteintes à l'intégrité physique : de 5563 à 7781 pour la région, soit +40%  de 2009 à 2014 (+47,6% dans le Doubs), +14% de 2013 à 2014 (+23,4% dans le Doubs). Il y a là une vraie « rupture statistique » que les pouvoirs publics « expliquent en partie par les efforts accrus des forces de l'ordre pour mieux accueillir les victimes et donc prendre en compte leurs plaintes ». « On est passé des mains courantes à des plaintes, et même des incitations à porter plainte pour des violences jusque là dans une zone grise de signalement », souligne le préfet du Doubs. « Il y avait des files d'attente, on a facilité l'accès au guichet », précise le commissaire Desferet.

Usage de stups : les gendarmes traitent plus d'affaires, les policiers moins

Dans le même temps, les escroqueries et infractions financières ont diminué de 12,8% dans la région entre 2009 et 2014. Mais comment interpréter la fluctutation des chiffres ? Quelle est la part liée à l'utilisation des outils, à la longueur des enquêtes, à la politique pénale ? Car on constate une hausse de 3,2% entre 2009 et 2010, sans doute peu significative, mais une baisse de 20,4% entre 2009 et 2012 avant une brutale hausse de 18,7% entre 2012 et 2013, précédent une baisse de 7,7% entre 2013 et 2014... 

Parallèlement, les affaires de stupéfiants ont globalement augmenté sur la période 2009-2014 de 15,6%. Une étonnante chute de 15,4% entre 2012 et 2013 précède une forte hausse de 28% entre 2013 et 2014. La part du Doubs, où vit 45% de la population comtoise, passe de 62% des affaires en 2009 à 56% en 2011 et 2012 avant de grimper à 63% en 2014. Dans le Doubs, les statistiques révèlent une augmentation des affaires traitées par les gendarmes, parallèlement à une baisse de celles traitées par la police. L'usage est très largement plus représenté dans les satistitiques (70 à 80% des affaires) que l'usage-revente (15 à 20%) ou le trafic (autour de 5%). « On a longtemps orienté notre travail sur l'usage, c'est maintenant inversé avec plus d'effort sur la vente, d'où l'augmentation des saisies d'avoirs criminels », explique le commissaire Desferet : 179.000 euros en 2013 sur Besançon, 303.000 euros en 2014. Il reste cependant de la marge...   

Pas de « pédagogie de l'audience » pour les atteintes aux droits du travail ou de l'environnement

Les données de l'ONDRP ne disent pas tout de la délinquance. Elles ne mentionnent par exemple pas la plupart des infractions au code du travail ou les atteintes à l'environnement. Procureur au tribunal de grande instance de Montbéliard, Thérèse Brunisso explique que de nombreuses procédures passent par des compositions pénales lors desquelles sont discutées entre le parquet et le contrevenant des « régularisations ». Résultat : des classements sans suite et pas d'audience publique, même si la responsabilité est reconnue. Mme Brunisso assure que « la procédure se termine par l'exécution » de la régularisation, ce qui serait beaucoup plus aléatoire, et plus long, avec un passage en audience.

Interpellé sur la rareté des procès publics pour des pollutions que la société n'accepte plus, alors même que l'Etat est engagé dans une action au long cours pour la qualité des l'eau, le préfet renvoit à un compte-rendu de la stratégie dans un an. Que pense-t-il de la démoralisation des agents de la police de l'eau qui ne voient pas déboucher leurs procès verbaux ? « On annonce les types de suite : quand ça a été traité et réparé, il y a classement ». Procureur à Besançon, Edwige Roux-Morizot, comprend le trouble que constitue l'absence de « pédagogie de l'audience : il est vrai qu'il n'y a pas de publicité des débats relayée par la presse, que l'alternative reste dans l'intimité des cabinets... »

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