Questions éthiques et fin de vie en réanimation (6)

Infirmière volontaire pour être renfort face à la pandémie au CHU de Besançon, Aline n'avait jamais travaillé en réanimation. Sa sixième chronique aborde avec sensibilité et pudeur l'importance des dernières volontés, des directives anticipées, des derniers instants avec les proches.

ethique

Un soir, avec les collègues, on a essayé de compter les différentes personnes qu’on avait vu mourir dans le service ou dont on savait qu’elles étaient mortes. On est cinq infirmières et chacune propose une estimation différente. On a cherché, en regardant dans l’agenda des entrées/sorties où sont indiqués les noms des personnes qui ont quitté le service soit pour aller dans un autre service soit suite à leur décès. Difficile de faire ce genre de calcul car il faudrait pouvoir suivre les flux des patients et leur devenir une fois sortis du service. Une chose revient toutefois, dans le discours des soignants qui travaillent en réanimation, c’est qu’il y a moins de décès qu’habituellement et ils estiment qu’ils font moins de toilettes mortuaires depuis la crise. On finit par se dire qu’en un mois et demi une dizaine de patients sont décédés (sur une cinquantaine de patients accueillis). On essaie de se souvenir, il y a eu un homme dans telle unité qui est mort, et avant lui deux hommes plus jeunes dans l’unité d’à côté, puis un autre homme, et aussi cette dame, « vous vous souvenez ? ». Aussi, cet homme atteint d’un cancer et de troubles cognitifs, dont la famille avait décidé qu’il serait plus raisonnable de ne pas s’acharner. La plupart des décès suivent un processus de prise de décision collégiale.

Les décisions relatives à la limitation et l’arrêt des thérapeutiques actives (LATA) mais aussi celles concernant la poursuite des thérapeutiques soulèvent des tensions à différents niveaux : dans les équipes, avec les familles (entre les membres d’une même famille parfois), ou encore avec les patient.e.s eux-mêmes. Un ancien médecin réveillé, après plusieurs semaines de coma, nous demande pourquoi on réanime des personnes de plus de 70 ans ayant été touchées par le virus. Léger malaise, il nous renvoie le fait que les choix qui ont été faits ne correspondaient pas à ses souhaits. Il pensait pourtant avoir été explicite.

Un autre homme, de plus de 70 ans également, avait stipulé en accord avec sa famille : « aucune réanimation », pourtant quand son état respiratoire s’est aggravé, il a été intubé et ventilé. Trente jours après, il est toujours en réanimation et devrait pouvoir sortir prochainement du service. Les soignants s’interrogent sur le sens de la poursuite des traitements dans certaines situations, en tentant d’imaginer, au regard de l’état clinique des patients, des complications et des pertes liées au long séjour en réanimation, quel mode de vie ces personnes pourraient espérer après. Nous avons une inquiétude quant au devenir de ces malades, quant à leur autonomie de manière générale et pas uniquement respiratoire. J’ai pu voir et entendre l’exaspération de l’équipe paramédicale suite à l’admission d’une femme de 85 ans, très vulnérable, pour qui tout un arsenal de thérapeutiques et d’examens a été déployé. Dans la même veine, un patient a été maintenu dans une dynamique thérapeutique alors que ses chances de guérison étaient inexistantes d’après les connaissances médicales mais sa famille, qui avait de l’espoir, revendiquait explicitement la poursuite des thérapeutiques.

Les médecins justifient ces prises de décision, en mettant en avant leur responsabilité face aux situations complexes, entre l’incertitude médicale, et les demandes des familles parsemées bien souvent de sentiments d’ambivalence. Aussi, l’aspect imprévisible de la maladie et de ses effets peuvent faire varier les prises de décision. Je me souviens d’une femme, avec de lourds antécédents médicaux, pour qui une décision de limitation et d’arrêt des thérapeutiques actives (LATA) avait été prise, et qui avait été trachéotomisée le lendemain. Même si cette contradiction semble aberrante, cette femme allait mieux, et elle était même annoncée comme sortante du service deux jours après.

Cependant, une nouvelle décompensation respiratoire a modifié le schéma du travail médical. Le lendemain, un appel téléphonique est passé à sa fille vers 20 heures pour la prévenir de la fin de vie imminente de sa mère, qui précisons-le a été transfusée à 17h le jour même. Pour la deuxième fois en une semaine, une décision a été prise de stopper les thérapeutiques au regard de son état clinique, ses antécédents et des mauvais résultats des bilans sanguins entres autres. À la relève, on m’annonce que les enfants ont été prévenus et qu’ils viendront la voir dans la nuit, et que son mari hospitalisé également viendra demain matin.

Les trois enfants arrivent devant le service de réanimation. J’enlève tout mon attirail pour aller leur ouvrir et qu’ils puissent voir mon visage, eux ils ont déjà des masques et des gants. Je les installe en salle d’attente, ils sont angoissés et tristes. Une demi-heure plus tard, je retourne les chercher, équipée d’une sur-blouse, d’un masque, de lunettes et d’une charlotte, ils me reconnaissent à peine. Je leur montre comment s’habiller, les guide à distance. Le médecin a accepté qu’ils viennent ensemble dans la chambre, dire au revoir à leur maman. Trois semaines qu’ils ne l’ont pas vue, l’entrée dans la chambre est brutale, la fille s’arrête tout de suite, sur le seuil de la porte. Bloquée, bouleversée, cette femme d’une quarantaine d’année est en état de choc à la vue de sa mère. Elle et ses frères mettent un temps à s’approcher, puis à s’assoir autour d’elle. Ils l’entourent, lui caressent les bras, lui prennent la main.

Plusieurs fois, ils expriment leurs incompréhensions, leur sidération quant au basculement rapide de la situation. Ils ne la reconnaissent pas, elle a les bras gonflés, le visage aussi, des marques sur le corps, des tuyaux branchés un peu partout, et la sonde d’intubation dans la bouche. Ses cheveux ne sont pas comme ça d’habitude, me dit sa fille « elle qui est si coquette ». Oui, j’avais remarqué sa peau soignée, et son vernis à ongle aux pieds. Son corps a profondément changé : « Elle était mince,  là ces bras sont gros… elle a pris 10 ans ». Ils ont des questions vis-à-vis de ce qu’elle peut ressentir : «  est-ce qu’elle a mal ? Elle ne souffre pas ? » - « non, je ne pense pas » - « vous êtes sûre ? » ; d’autre interrogations sur la temporalité de la mort : « Combien de temps ça peut prendre ? » - « Je ne sais pas » ; « est-ce qu’elle va tenir pour voir notre papa demain ? ».

On sait que c’est une question d’heures. La famille peut rester autant qu’elle le souhaite. Au bout de deux heures, ils souhaitent partir, fuir ce spectacle inacceptable de la mort à venir. Ils sont mal à l’aise dans cet environnement hospitalier où la technique s’impose. Toutefois, ils soulignent qu’en lui parlant, la tension remontait parfois, et qu’une larme a coulé le long de sa joue : « vous pensez qu’elle nous entend ? ». Je les raccompagne, leur offre à boire. Toujours beaucoup de sidération autour de ce corps déformé, métamorphosé, les enfants livrent quelques anecdotes, et décrivent ses tenues vestimentaires et sa personnalité. Nous nous quittons avec une certaine émotion, chacun sachant que c’était sans doute la dernière fois qu’ils voyaient leur mère.

Soucieux de ne pas me garder trop longtemps vers eux, ils disent que notre travail est très précieux et manifestent beaucoup de gratitude à l’égard des soignants et de l’hôpital. L’hôpital où elle était suivie depuis de nombreuses années pour une maladie chronique, et où elle a très certainement contracté le virus lors d’une consultation. La nuit passe, je continue la surveillance, je note chaque heure la tension qui chute, le pouls et la fréquence respiratoire ralentis. En même temps, je trouve tellement absurde de continuer à faire ce décompte, à noter ces chiffres qui à ce moment-là ne prennent plus aucun sens. Je lui parle de ses enfants, de son mari, de ses robes. J’aurais aimé la connaitre pour savoir comment lui parler, quoi lui dire, comment l’entourer. Son mari viendra la voir le lendemain matin. Après sa visite, la vitesse de certains médicaments sera accélérée et elle mourra avant midi.

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