Que faire face à la souffrance au travail ?

Éducatrice spécialisée et psychothérapeute à Besançon, Marie-Ange Fumei a assisté en novembre dernier à une journée d'étude sur le thème « Plaisir et mal-être au travail ». Elle en tire les grandes lignes pour Factuel. Le 13 mai, la compagnie Alatienne rejoue au CDN Là-bas…mais pas ici (photo ci-contre) sur ce sujet brûlant.

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Sans doute avez-vous entendu parler de la souffrance au travail ? Par votre entourage, en regardant des documentaires ou des films… Peut-être y avez-vous été confronté-e personnellement ? La journée d'étude sur le thème « Plaisir et mal-être au travail », organisée par l’IRTS de Besançon et l'Association Nationale pour la Formation permanente du personnel Hospitalier (ANFH) était justement consacrée à cette question qui mine le travail aujourd'hui.

A écouter différents auteurs, les conceptions du travail divergent. Pour Christophe Dejours, psychologue, psychanalyste, père de la psychodynamique du travail, « le travail, c’est ce qu’implique, du point de vue humain, le fait de travailler : des gestes, des savoir-faire, un engagement du corps, la mobilisation de l’intelligence, la capacité de réfléchir, d’interpréter et de réagir à des situations, c’est le pouvoir de sentir, de penser et d’inventer… ».

Pour Nicolas Sandret, intervenant lors de la journée de formation Plaisir et mal-être au travail, « travailler c’est se travailler ». La souffrance en fait partie, pas au sens doloriste, mais au sens d’un inconfort face à la tâche à effectuer, en but à une résistance. La souffrance est, en principe, présente dans l’attente de sa conversion en plaisir au travail. La frontière entre vie professionnelle et vie privée n’existe pas. Exemple : on trouve la solution à un problème la nuit, « le travail nous habite ».

La question de la souffrance au travail fait lever les boucliers parce qu’elle est suspectée de détourner l’attention de sa dimension politique vers la dimension psychique. Du coup, les intervenants préfèrent parler d’épuisement professionnel et de pathologies de surcharge.

Le risque : valeur des valeurs

On est dans le présentisme. Pour Éric Hamraoui, « le néolibéralisme crée un présent éternel ». On est enfermé dans le présent. Le passé est encombrant. Il faut sans cesse recommencer à zéro. Tous les jours il faut démontrer ses compétences. Toute l’énergie est à investir dans la production en étant efficient. Il faut faire preuve de son employabilité parfaite, donner toute sa créativité dans son activité professionnelle, s’impliquer totalement.

En plus, la question de l’évaluation fait de nous un sujet responsable. C’est un système d’auto surveillance. On fait du risque la valeur des valeurs en opposant les courageux qui n’ont pas peur et les autres, les frileux (par exemple : les chômeurs, tant pis pour eux ! ). Ce système a besoin d’ennemis supposés et, le premier ennemi c’est le manque de motivation.

Pour le sociologue Vincent Gaulejac, auquel se réfère Éric Hamraoui, la lutte des classes existe maintenant en soi, entre sa conscience (maître) et son corps (serviteur), elle est intériorisée. Et de ce fait, il n'est plus besoin de compromis ni de syndicat…

Le travail voleur de vie

Marie Pezé parle de « travail abîmé ». Le contexte a changé. Il y a de nouvelles formes d’organisation du travail et il y a également une rupture avec le réel (chiffre, quantitatif…). L’idéal est devenu une norme jusqu’à l’épuisement. Le corps est traité comme un moyen. C’est « l’homme augmenté ». On vous propose de devenir un héros en atteignant les objectifs de l’entreprise, hyperactivité qui empêche de penser, détruit le collectif (compétition) et pousse à des exigences envers soi-même qu’on n'accepterait peut être pas d’autrui. L’esprit en exige toujours plus et force ses biorythmes. On ne le voit pas tout de suite : on a une vie intense au risque de l’épuisement.

Pour Marie Pezé « le travail va devenir un voleur de vie ». Il n'y a plus de temps pour les affects, l’ennui, pour passer à autre chose en sortant du travail. 

A quoi voit-on l’existence de cette souffrance ? Dans le cadre du travail apparaissent des violences verbales, des actes de violence physique, des plaintes de harcèlement moral ou sexuel, des tentatives de suicide, une augmentation des accidents de travail ou des maladies professionnelles, de la destruction de matériel. 

Au niveau organisationnel, il y a un taux plus important de rotation du personnel, d’absentéisme, de départ en retraite anticipée, de mutation de chefs de service, de départ en formation, de postes non pourvus.

Dans les services de santé au travail on constate une augmentation du nombre de visites, des urgences, des plaintes de souffrance psychologique. 

Que peut-on faire alors ? 

L’action médico juridique, s’informer et informer...

On peut solliciter des interlocuteurs dans l'entreprise (Comité Hygiène Sécurité et des Conditions de Travail, expert sollicité par le CHSCT, médecin du travail, Instances Représentatives du Personnel, assistantes sociales, infirmiers, psychologue) ou à l'extérieur : médecins, psychothérapeutes, neuropsychologues ...

Il faut savoir qu’un accident du travail peut être prescrit pour de plus larges raisons que ce qu’on imagine a-priori :
• Pour un fait accidentel, une agression physique ou verbale, une altercation.
• Pour une « lésion » de survenue brutale : un malaise, une crise de larmes, une perte brutale de contrôle émotionnel.
• Pour présomption d’imputabilité c’est-à-dire dans un temps voisin, qui fait suite à un fait accidentel. 

Marie Pezé insiste sur le fait qu'un salarié averti va solliciter plus rapidement un professionnel ou une instance. Le site Souffrance et Travail est très riche d’informations. Vient de paraitre le manifeste de l’association 23 millions de salariés contre toutes les souffrances au travail : « souffrir au travail : assez ».

Il faut également créer des collectifs de riposte avec partage d’expériences, de ficelles, règles de métier, solidarité, confiance. Marie Pezé attire notre attention sur un effet qui se rajoute : les pathologies de solitude. Dire à une personne qu’on la soutient ou qu’elle pourra venir nous voir quand elle se sentira prête est important, même si on n’a pas osé réagir par exemple lors d’un moment humiliant pour elle en public. « Plus vous vous oubliez, plus vous oublieriez les autres. »

Partager les expériences

Enfin il est nécessaire de « faire preuve » et de se référer à la loi. Des outils existent donnant une mesure concrète, ce qui permet de dépersonnaliser la situation, au moyen d'éléments reconnus :

Auto-questionnaire de Karasek (selon lui, la combinaison d’une forte demande psychologique et d’une faible latitude décisionnelle « job strain » constitue une situation à risque pour la santé). Des études montrent la validité de son modèle de stress pour les maladies cardio-vasculaires entre autres.

• On y associe souvent l’auto-questionnaire de Siegrist (mesure de la reconnaissance au travail) 

Auto-questionnaire de Frantz Leymann sur le harcèlement.

• Rapport collectif rédigé par Michel Gollac, sociologue du travail et Marceline Bodier, statisticienne à l’INSEE sur les critères de risques psychosociaux (cf encadré).

• Enquête Sumer de surveillance médicale des expositions aux risques professionnels (coordonnée par la DARES direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques et la Direction générale du travail) est un support pour les professionnels de santé au travail. Elle porte sur 50.000 personnes interrogées.

Prise en charge individuelle et responsabilité de l'organisation

Il existe des jurisprudences qui donnent des indications sur les suites données à des actions juridiques. On peut en trouver sur le site Souffrance et Travail.

Pour Marie Pezé, « il y a un aveuglement idéologique des hiérarchies qui vont nier ce qui se passe (salarié faible, mauvais…) ». Les employeurs aiment mieux que l’on parle de plaisir au travail. L’entreprise cherche souvent au niveau tertiaire de la prévention, c’est-à-dire dans la prise en charge du salarié en souffrance, mais oublie (au niveau primaire) ce qui a pu la provoquer dans l’organisation du travail. C’est là que les cabinets de consultants comme celui de Gérard Rimbert peuvent intervenir, avec cependant le risque de donner beaucoup d’espoirs aux salariés pour peu d’effets concrets au final et une grande déception.

Enfin, pour Marie Pezé, "c’est le "salarié sentinelle" , le plus structuré, ancré sur les valeurs, porteur d’une éthique professionnelle forte, qui craque le plus, ce n’est pas le plus faible."

La souffrance au travail sur les planches

A Besançon, la compagnie Alatienne rejoue au CDN le 13 mai 2017 son spectacle : Là-bas…mais pas ici, d’après Au pays des de Sylvain Levey, mis en scène par Carine Rousselot. Cette pièce traite au scalpel de la noire réalité de la violence du monde du travail aujourd’hui, dans un grand parc d’attractions pour enfants du « monde enchanté de Disneyland ». Y travaillent, chacun dans son univers, les employés déguisés en animaux sympathiques, canards ou lion, nains ou indiens, et des cadres concepteurs de nouvelles installations ou de parades.

 



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