Pour de ne pas amplifier les inégalités sociales et scolaires en cette période de confinement

Je suis une enseignante intéressée et mobilisée par mon métier, soucieuse de la réussite et de l’épanouissement de mes élèves et curieuse d’eux. Je l’ai choisi et l’exerce depuis l’âge de 22 ans (je viens d’en avoir 46) dans des situations très variées, université, lycée, détention et collège. Depuis que je suis en collège, je suis aussi une enseignante régulièrement dépassée par mon « groupe classe », sans doute pas suffisamment créative pour les intéresser vraiment.

J’ai été surprise par l’ampleur de l’épidémie et, au début, j’ai fait partie de ceux qui pensaient que ce n’était pas plus grave qu’une grippe. Mon confinement à moi se passe dans de bonnes conditions : je suis bien logée, je n’ai pas de malades dans mon entourage, je travaille depuis chez moi sans être exposée au virus et en touchant mon salaire.

Je suis aussi une citoyenne qui n’a pas confiance dans ce président – auquel, en 2017, j’ai donné ma voix de deuxième tour contre la candidate d’extrême droite – qui nous a menti, notamment sur les masques et les tests, qui décide tout seul et trop tard, qui s’exprime comme un chef de guerre alors que nous avons besoin de bienveillance et d’humanité. Je ne supporte plus ce fonctionnement solitaire vertical et paternaliste qui semble prendre les citoyens pour des enfants. Il adopte une stratégie sanitaire sans nous expliquer pourquoi, il ne répond pas aux questions que tout le monde se pose, il ne consulte pas les corps intermédiaires qui connaissent les réalités de terrain et reste aveuglé par ses obsessions économiques et idéologiques.

Je suis aussi une militante politique, et je ne crois pas à l’avenir de ce gouvernement et de cette présidence. Nous devrons comprendre ce qui s’est passé, pointer les responsabilités, changer nos façons de fonctionner et, je le crois également, changer ceux qui nous gouvernent. C’est pourquoi, comme d’autres citoyen·ne·s, je dépose une plainte contre X pour abstention volontaire de prendre des mesures visant à combattre un sinistre.

Ce qui m’a particulièrement choquée c’est l’absence de prise en compte des personnes pauvres et précaires dans les mesures décidées dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire et plus généralement dans le débat médiatique autour du confinement. C’est une certaine catégorie de citoyens – salariés assez aises, urbains, vivant en couple ou en famille, ayant accès à Internet et maîtrisant le français – qui constitue la référence pour ces mesures de confinement. La prise en charge des plus pauvres a surtout été assumée par des citoyens auto-organisés pour l’occasion et les associations.

Mais que représente le confinement pour les milliers de familles monoparentales, qui vivent en dessous du seuil de pauvreté dans les grands ensembles de nos quartiers ? Pour les enfants de ces familles qui n’ont plus la cantine scolaire ? Pour les femmes et les enfants victimes de violence ? Pour les jeunes chômeurs qui tiennent les murs au quotidien ? Pour les centaines de personnes souffrant de handicap, pour les personnes seule ou vivant dans la rue, pour les réfugiés ?

C’est une large partie de la population la plus pauvre, la plus fragile qui est oubliée et qui risque de sortir encore plus pauvre et marginalisée de la crise actuelle.

Je ne sais pas ce qu’il faut faire le 11 mai, date annoncée d’un déconfinement progressif. Il y a des enseignants qui refusent de reprendre le chemin de l’école pour l’instant. C’est légitime. D’ailleurs le Conseil scientifique, créé par le Président Macron lui-même, est favorable à une rentrée au mieux en septembre. Les modalités sont encore incroyablement floues, les contradictions et les mensonges au sommet de l’Etat de plus en plus visibles. Surtout, nous ne sommes pas au bout de nos découvertes sur le virus. Alors que nous pensions que les enfants étaient très majoritairement épargnés, voilà que nous apprenons qu’une autre maladie, peut-être liée au Covid-19 toucherait des enfants de moins de 9 ans. Cette maladie ressemblerait à la maladie de Kawasaki, un syndrome vasculaire affectant les jeunes enfants.

Je ne veux pas non plus travailler sans être protégée, ni sans que les enfants et le personnel non-enseignant le soient, mais je ne peux me résoudre à ce que des millions d’enfants les plus fragiles décrochent en silence … Car nous savons que malgré l’engagement fort des enseignants et des équipes pédagogiques aujourd’hui, les conditions matérielles, sociales et psychologiques des familles confinées sont si différentes qu’elles ne garantissent en rien que chaque enfant puisse tirer profit de la « continuité pédagogique ».

Ce ne sont pas les quelques mois sans l’étude du passé-simple, des verbes irréguliers, des fractions, de Clovis et de la reproduction des invertébrés, qui sont dramatiques ( même si c’est important) mais c’est le risque d’abandon de millions d’enfants pauvres et modestes dans l’exclusion sociale. Des enfants et des jeunes enfermés chez eux, avec leur famille dans des logements étroits et encombrés, qui ne peuvent ni travailler, ni vraiment s’amuser, qui sont collés derrières des écrans et qui ne peuvent pas manger correctement à la maison. Cette réalité c’est celle du quartier où je vis et que je connais bien. On en parle peu, elle est discrète et digne mais elle ne peut se prolonger…

C’est pourquoi je me demande si ne pourrions-nous pas assumer clairement de limiter l’accueil aux enfants les plus menacés de décrochage, en situation sociale trop compliquée, quand elle n’est pas dramatique, aux enfants dont les parents n’ont pas le choix. La chose est difficile. Les contraintes fortes et les attentes antagonistes.

En s’inspirant des méthodes de l’éducation populaire, ne pourrait-on proposer un temps éducatif différencié, composés d’activités qui permettraient de redonner à l’élève l’estime de lui-même et la découverte de son environnement naturel et culturel ? Ne pourrions-nous pas limiter l’explosion des inégalités déjà à l’œuvre et nous réinventer nous-mêmes ? Ne pouvons-nous pas faire l’inventaire des situations et des difficultés et avancer sur des solutions, au moins partielles, au moins temporaires.

Il s’agirait d’utiliser toutes les bonnes volontés et les ressources du service public en terme d’espaces (écoles certes, mais aussi maisons de quartier, musées, nature, centres de vacances) et de métiers (enseignants bien sûr mais aussi, animateurs et éducateurs sportifs et culturels, psychologues, assistantes sociales, etc.) pour prendre soin des enfants.

Ce que les soignants ont réussi à faire malgré le manque de masques, de tests, de surblouses, de respirateurs, de moyens en général, malgré le faible salaire de beaucoup d’entre eux – et surtout elles – ne saurions-nous pas le faire pour les élèves les plus en difficultés vivant dans notre pays ? Certes, notre rôle est plus modeste, nous ne sauvons pas des vies au sens de la vie et la mort, nous savons néanmoins combien les handicaps scolaires prédisposent à l’exclusion sociale.

Je crois que dans cette situation inédite, les désirs d’engagements et d’attention aux autres sont forts dans la population. Si la prudence est indispensable, travaillons à ce que le désir de mettre en œuvre de nouvelles solidarités et de construire ensemble soit plus fort que la peur. Et que la peur légitime de la maladie ne se se transforme en peur de l’autre ...

J’envoie ce texte, contribution au nécessaire débat citoyen, comme on envoie une bouteille à la mer dans l’espoir de susciter des discussions pour agir concrètement et rapidement.

 

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