Pierre Bichet, un vagabond…

Le peintre vagabond et résistant, ne fut pas que peintre mais aussi lithographe. Les Editions du Sékoya ont consacré à cet élément de la palette de l'artiste pontissalien disparu en 2008 un bel ouvrage...

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Mes déambulations sur le dos de la planète ont pris leur départ dans les plis de mon Jura natal, et c’est encore là, au seuil de ma maison qu’elles s’achevaient. Mes itinéraires furent souvent désordonnés, guidés par les décisions de mes compagnons d’aventure. J’ai vagabondé sans boussole, sans programme personnel. Ma profession de peintre m’en laissant la liberté, je n’ai pas eu à compter le temps qui passait, insouciant que je fus de semer au vent mes années épanouies.

Au fil de ces années-là, j’ai veillé avec un soin d’avaricieux à ne pas égarer ma besace. Ma besace imaginaire, s’entend. Celle où s’entassent en strates désordonnées les souvenirs des heures joyeuses, des instants d’exaltation, d’espoirs de lendemains insensés, de rêves inachevés ; mais aussi les sombres et interminables périodes d’angoisse, de désespoir quelquefois quand les drames m’ont atteint. Il me faudra reconquérir, après chaque épreuve, cette sérénité si chèrement gagnée, l’apprivoiser de nouveau avec la résignation et la patience obstinée d’une bête léchant ses plaies...

...écrit Pierre Bichet, dans Vagabondages, édité aux éditions Cêtre, en 1993. Un récit de certains de ses voyages autour du monde, surtout là où se trouvent des volcans. Une autobiographie pudique également.

[…]

Tandis que la fuite de mes souvenirs s’accélère, et avant que ne s’effacent sur les pages écornées de mon atlas sentimental les itinéraires de mes sentiers désordonnés, il me faut vite repêcher quelques images qui, déjà, dérivent vers l’infini.

En illustration de la couverture de Vagabondages, d’antiques chaussures de marche racontent à elles seules tout une histoire. Mes godasses. Pierre Bichet, 1944.

Pierre Bichet, un vagabond, un peintre..

On connait surtout les lithographies de Pierre Bichet. Il fut aussi peintre.

C’est à l’école des Beaux-Arts de Paris, où il entre en 1942, que Bichet fait son apprentissage de peintre et plus tard de lithographe. En 1945, dans l’atelier du peintre Eugène Narbonne, il compte parmi ses camarades Bernard Buffet, qui exercera sur lui une influence perceptible dans ses premières lithographies. […] L’œuvre de Bichet se situe dans la filiation d’une école de Paris, résolument figurative, et dominée par l’empreinte de peintres de tradition classique comme Puvis de Chavannes, mais aussi de Paul Cézanne, Paul Gauguin, Vincent Van Gogh ou Henri Matisse. (Bernard Moninot, dans Pierre Bichet, Lithographies. Les Éditions du Sékoya.)

Pierre Bichet, un vagabond, un peintre, un cinéaste...

Toujours dans Vagabondages, Bichet raconte sa rencontre avec Haroun Tazieff, « Garouk » pour ses amis, rencontre déterminante qui va le conduire à courir le monde et surtout, le dos des volcans, leurs entrailles, parfois au risque de sa vie. Il filmera ces aventures.

Tazieff avait décidé de faire le tour du monde des grands volcans. Faute de moyens, il s’était résigné à le faire seul. Un projet de film et l’aide d’un producteur de cinéma lui permit de m’inviter à l’accompagner comme assistant-sherpa-opérateur-de-prise-de-vue-compagnon de cordée ; voire à l’occasion de souffre-douleur si cela s’avérait nécessaire.

Mon rêve de vie tranquille, familiale, de travail créateur dans l’atelier que je venais d’installer dans le Jura où j’avais décidé de faire retour, s’évanouissait devant la perspective de courir la planète.

[…]

Le spectacle est là ! La lave qui implacablement déroule ses anneaux incandescents dans les films auxquels j’ai travaillé avec mon Tamerlan de catastrophes, c’est beau ! C’est sublime ! C’est la pâte fabuleuse originelle où est née la vie.

Le Sakurajima au Japon, l’Etna et le Vésuve en Italie, l’Izalco en Amérique centrale, le Nyragongo en Afrique Orientale, volcan sur lequel il vit une expérience intime et inoubliable.

Au camp inférieur, les dernières lumières s’éteignirent. Tout le monde dormait. Au- dessus de moi le grand cercle de la lèvre du cratère cernait un ciel étoilé. Le spectacle était pour moi seul. J’ai eu, à cet instant, le sentiment d’un extravagant privilège. J’étais le seul spectateur d’un événement que je savais passager, tant les phénomènes qui affectent le Nyragongo ont été, dans sa courte histoire connue, fugaces et variés. Sans doute suis-je resté une heure ou deux à goûter avidement cette impériale récompense accordée par le destin à un petit peintre jurassien assis sur son caillou.

Quelques jours plus tard, le volcan sèmera la désolation et la mort parmi les paisibles populations des villages voisins où habitaient nos porteurs.

[…]

Devant l’ampleur de la catastrophe, toute peur rétrospective est inutile. La vie d’un coureur de volcan est une course d’obstacles dont les plus imprévus ne figurent pas au programme.

L’Erta Alé et… sa petite souris !

Au plus profond du cratère, à un moment de sieste accablée, mais éveillé, j’avisai une minuscule souris, petite, mais dodue et fort activée à je ne sais quel ouvrage. De quoi pouvait-elle vivre ? Quel hasard de la vie l’avait fait naître dans cet implacable monde minéral ? Petite souris de de L’Erta Alé ! Son souvenir reste dans ma besace. Je ne l’ai pas oubliée. Dans mon zoo sentimental, elle a sa place près des troupeaux de mon enfance, des chamois de mon Jura, des craintifs coqs de bruyère, des grands rapaces qui ont fait rêver et plus rarement accompagné le pilote d’aile delta que j’ai été longtemps. Dans mon sac à souvenirs, elle voisine, la petite souris, avec les cavités de mes années spéléo. Pas besoin de fouiller beaucoup pour trouver encore les éléphants des Virungas, les milliers d’hippopotames de la Rutshuru et les bêtes de tous poils et de toutes plumes avec lesquelles, au fil de la vie, j’ai pactisé, tacitement parfois, affectueusement souvent.

Salut à vous, bêtes amies.

Une autre facette de Pierre Bichet, son talent d’écrivain.

Au moins une lithographie

Dans nombre des maisons du Doubs, du Haut-Doubs, du Haut-Jura, on trouve accrochée à un mur du salon, ou du bureau, ou de la chambre à coucher… au moins une lithographie de Pierre Bichet.

Les Éditions du Sékoya ont édité un très beau livre de reproductions des lithographies du peintre… qui ne fut pas que peintre. Et le coffret de ce livre s’agrémente d’un carnet de 46 dessins, datés de 1971. Bichet avait découvert les carnets habituellement destinés à la calligraphie des idéogrammes et à l’encre de chine, lors d’un voyage au Japon, en 1963. Ces carnets sont d’un papier soyeux et absorbants. Il ne cessera de les utiliser.

Le catalogue proposé rassemble 425 lithographies, en noir et blanc et en couleurs, réalisées par Pierre Bichet entre 1948 et 2001, informe l’éditeur.

Les lithographies, des photos de la vie dans l’atelier, celle de sa maison à l’allure un peu angoissante, des textes, des témoignages…

Par touches successives, on découvre, ou on redécouvre l’homme et ses multiples facettes.

Ayant donc opté pour le métier d’«artiste», comme disait mon père avec un accent où se mêlaient inquiétude et résignation, je n’avais qu’à suivre la voix que je m’étais tracée. À l’égal de mes aînés Fernier, Zingg, Roz, Charigny, à l’instar de Courbet le plus ancien dans le temps, j’allais tenter à mon tour d’exprimer par l’image l’âme de mon pays.

Ses lithographies parlent immédiatement au cœur de qui aime notre région, ses montagnes, ses lacs, ses villages, ses fermes, ses clochers… souvent couverts de neige. La neige, le vêtement de prédilection de cette région qui était la sienne, celle dans laquelle il est toujours revenu.

Mon vrai souci de peintre est de dire ce que je porte en moi dès l’enfance, la tendresse des temps, les gens de mon pays, mon horizon toujours recommencé au gré des jours, des automnes dorés, mais surtout des somptueux hivers dont la rudesse ne fait qu’accentuer mon goût pour cette extravagante saison dans un pays qui semble fait pour elle.

Cézanne avait sa montagne Sainte-Victoire,
Bichet avait son château perché sur une montagne

Le château de Joux est décliné plusieurs fois :

Château de Joux (1950), Les Forts (1950) Château de Joux (1960), Joux aux gentianes (1982) Panorama de Joux (1979), La Cluse et les forts (1983), Grand château de Joux (1985), Joux aux sapins, (1989), Le château de Joux, (1990), La cluse et le Frambourg, (1997), deux villages surmontés par le château d’un côté de la cluse, par le fort de l’autre côté…

Les lithographies de Bichet sont aussi les images d’un temps passé. Elles restituent la beauté et surtout la rudesse de certains villages, de certains paysages pas encore dénaturés par des constructions pavillonnaires ou des équipements touristiques.

Une litho de Bichet c’est, chaque fois qu’on la regarde, un frémissement du cœur, la remontée de souvenirs, la sensation de retrouver ses racines. Une litho de Bichet, c’est l’odeur des sapins. Une litho de Bichet, c’est le son des cloches porté par la bise ou la brise. Une litho de Bichet, c’est une ferme comtoise et son grand toit pentu, c’est La dent de Vaulion, ce sont des ciels habités de nuages, ce sont des enfants, Les gosses, qui marchent dans la neige, qui patinent ou fabriquent un bonhomme de neige. Ce sont des routes entre des congères blanches. C’est un skieur à l’arrêt. C’est du noir et de la couleur.

Une litho de Bichet, c’est surtout être enveloppé par l’inimitable silence des hivers de neige.

Bichet, un vagabond, un peintre, un cinéaste, un lithographe, un imagier…

Bichet, écrit Bernard Moninot (peintre et dessinateur), lui, se définit comme un « imagier », refusant que la lithographie s’émancipe de son lien à l’image. Chez lui, cette humilité est assumée artistiquement. En se dénommant ainsi, il affirme sa singularité, se plaçant en retrait de l’idée communément admise d’un art universel et international. Être un « imagier » est pour lui une attitude philosophique et une manière d’inscrire son travail de peintre dans un territoire précis et un tissu social particulier, un régionalisme universel. Il pense sa pratique artistique en fonction des êtres qui vivent sur le territoire même qu’il prend généralement pour modèle. Mais, à regarder sa peinture, il est impossible d’imaginer ce que fut la vie de cet homme.

Pierre Bichet, Pontarlier et la Chapelle des Annonciades.

Notre région compte de grands noms et de plus petits noms de la peinture. Courbet en est le plus connu. Il y a aussi Robert Fernier, Robert Bouroult, Bardonne, André Charigny, André Roz, Jules-Émile Zingg…

Les excursions à vélo de l’adolescent et de ses amis ne sont pas les seules découvertes de Pierre Bichet au cours des années 1930. À Pontarlier, face à la maison familiale, se tient alors chaque été un salon de peinture dans l’ancienne Chapelle des Annonciades, créé par Robert Fernier, Robert Bouroult et André Charigny. Au contact de ces trois peintres comtois, de plus de vingt ans ses aînés, il découvre le métier de peintre. (Lithographies)

Dans L’art d’être Comtois, un livre hommage aux fondateurs du salon des Annonciades, livre qui recense les plus belles œuvres de ces trois peintres, Bichet qui en a supervisé la réalisation avec Michel De Paepe, écrit :

C’est Robert Fernier qui eut l’idée de cette manifestation annuelle qui prit le nom des Annonciades en 1927. A ses côtés participaient dès la fondation Robert Bouroult, André Charigny, André Roz. Ces trois derniers, parisiens d’origine, devaient rapidement se laisser conquérir par la Comté et le Haut-Doubs en particulier pour être considérés aujourd’hui comme faisant partie de ce qu’on pourrait appeler, faute de mieux, l’École Comtoise.

[…]

Courbet, que les événements de l’histoire et les péripéties de la vie n’avaient pas ménagé, croyait aux vertus de sa terre natale pour lui apporter la sérénité nécessaire à son travail, comme il croyait aussi aux vertus de la Loue, la rivière de sa jeunesse, pour soigner les fatigues du corps.

Pierre Bichet prendra la suite de ses aînés pour continuer à se gorger des vertus de sa terre natale et à faire vivre Les Annonciades.

Pierre Bichet, un homme de cœur, un humaniste, un résistant

Dans Vagabondages, il écrit :

La guerre survint qui valut à mon pays un gigantesque « bouchon » vers le sud sous une avalanche de teutons et un himalaya d’emmerdements qui ne cessèrent durant les années de mes vingt ans. Ayant goûté du cachot de l’occupant d’où je m’esquivai grâce à un complice auquel je dois beaucoup – j’étais totalement réfractaire aux travaux outre-Rhin – perdant mes illusions et mon identité, interdit de séjour sur mes terres familières, je déambulai, des mois durant, entre Jura et Tarentaise, Grésivaudan et Vercors. J’étais porté par mes vieilles godasse à tricounis et ailes de mouches, vivant de hameau discret en village oublié, bricolant comme journalier, bûcheron, charbonnier et, pour finir, modeste contribution à l’histoire, rebelle au ventre creux, nourri d’incorrigible espoir plus que de certitudes, couchant sur la paille ou dans les fossés avec la Liberté (Dieu ! Qu’elle était mince et fragile en ces temps-là !).

Si les terres, les montagnes, les villages, les lacs et les rivières de sa région de naissance et de cœur ont imprimé leur force, leur beauté et leur rigueur dans sa vie d’homme, Pierre Bichet les a rendues immortelles dans son œuvre de peintre et de lithographe. Il nous en lègue le souvenir.

 

 

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