« Parfois on invente des problèmes parce qu’on a des solutions… »

Résultat d'un compromis entre bricolage et marchandage, la décision politique selon Pierre Mathiot, professeur à Sciences-Po Lille, est un curieux objet d'étude soumis à de multiples contraintes. Il l'a expliqué aux maires ruraux du Doubs réunis en assemblée générale. Et si la démocratie avait davantage besoin d'animation que de promesses ?

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Les maires ruraux du Doubs ont de la chance. Certes, comme de très nombreux élus locaux, ils râlent contre la loi NOTRé. Ils ont du mal à supporter la perspective de la suppression de nombreuses communes, cette tenace idée des cabinets ministériels. Ils voient d'un mauvais oeil les dotations qui fondent, les normes qui pleuvent, les réglementations pas faites pour eux. Ils râlent, mais ils ont bien de la chance. Après avoir entendu Pierre Mathiot, ils savent pourquoi.

Pierre Mathiot, c'est un gars du coin, né à Montbéliard en 1966. Passé par le collège de Voujaucourt et le lycée de Valentigney, il a récemment démissionné de la direction de Sciences Po Lille 18 mois avant la fin de son mandat, pour d'excellentes raisons : la lassitude, la peur de l'embourgeoisement, le manque de moyens... Ça lui permet de redevenir simple prof d'université, autrement dit l'un de ces fameux enseignants-chercheurs dont les démagogues se demandent parfois à quoi ils servent s'ils ne trouvent pas assez vite ou s'ils sont vraiment utiles ou rentables. Et s'il a perdu son accent franc-comtois, ce n'est pas par reniement, c'est « parce qu'il n'y a pas besoin de sous-titre quand [il] passe à la télé ».

Pourquoi la décision est souvent à côté de la plaque

En fait, cet accent revient vite dès lors qu'il s'enflamme, notamment devant un public de connaisseurs. Car c'est un sacré numéro que Pierre Mathiot a joué devant les maires ruraux du Doubs, réunis en assemblée générale à Baume-les-Dames samedi 24 octobre. Il a fait sa thèse sur la décision en politique. Il a expliqué pourquoi et comment elle était souvent à côté de la plaque. Un véritable « cour magistral » commencé humblement pour « parler de la décision politique de façon réaliste et compréhensible, en se mettant à la place du décideur, quelles que soient les contraintes ». Pourquoi par exemple marier Nord-Pas-de-Calais et Picardie si ce n'est pour embêter Martine Aubry ou maintenir la Bretagne telle quelle si ce n'est pour satisfaire Jean-Yves Le Drian ?

Pourquoi mettre le plancher des intercommunalités à 15.000 habitants plutôt que 20.000 ou 30.000 ? A vrai dire, on ne sait pas ! On est face à un « double mystère : on ne sait pas vraiment qui décide ni pourquoi ». Certes, décider relève de la nécessité d'« agir pour les besoins collectifs, de refaire en permanence les liens du vivre ensemble », mais « comment choisir les problèmes dont on s'occupe ? Distinguer l'urgence de ce qu'on diffère ? » Et puis qui décide ? Les représentants ? Les techniciens ? « Voire les groupes d'intérêts ? Certains sont connus comme la FNSEA, mais d'autres beaucoup moins comme l'industrie chimique... »

Dans un monde idéal, le décideur est concentré, sans stress, ni téléphone...

Pierre Mathiot décrit comment les choses devraient se passer dans un monde idéal : d'abord identifier le problème, ensuite définir des solutions possibles : « parfois, on invente des problèmes car on a les solutions »... Puis poser les actes juridiques, les mettre en oeuvre, enfin « essayer », et évaluer : « les préfectures passent leur temps à faire des circulaires car on se rend compte que ça ne marche pas ». La dernière étape, c'est la fin du problème : « normalement, la politique publique disparaît...Citez-moi un exemple ! » La salle se marre. Pierre Mathiot aussi : « il y en a un : la gestion des anciens combattants de la première guerre mondiale ».

Dans le monde idéal, le décideur « a toute l'information nécessaire, il se concentre totalement sur la décision, ne fait que ça, sans téléphone ni rendez-vous, sans stress ni incertitude ». La salle est écroulée de rire. Sur l'estrade, les parlementaires et le préfet aussi. Pierre Mathiot déconstruit alors son discours en lui opposant le monde réel : « la dimension psychologique est centrale, le décideur est toujours dans l'incertitude, notamment dans la perception de sa décision par l'opinion ». Il y a aussi le contexte, la culture française : « en France, on va du haut vers le bas, alors qu'une décision peut aussi aller du bas vers le haut, venir par les parlementaires. Parfois ça marche et le sommet prend en compte les choses. Un bon exemple est la loi Neiertz sur le surendettement ».

« Les responsables politiques ne sont pas en situation de régler les problèmes »

Il y a aussi les croyances ou la prestidigitation, la pensée magique... « On part du principe qu'une décision publique va régler un problème. Il s'agit plutôt de requalifier un problème pour le rendre socialement acceptable. Un bon exemple est la loi DALO qui était une loi de circonstance. Ceux qui l'ont fait savaient qu'elle était inapplicable, seulement destinée à relâcher la pression sur le pouvoir politique pour tenter de régler le problème par ailleurs. Ça n'a rien changé, d'ailleurs l'Etat a été condamné en justice... Un autre exemple est en agriculture avec les annonces de Le Foll qui ne peut pas régler durablement le problème ». Conclusion : « les responsables politiques ne sont pas en situation de régler les problèmes ».

C'est d'autant plus dramatique que « tout est placé sous le regard acéré des médias, des réseaux sociaux, au point que l'espace en est saturé, à tel point que des responsables n'osent pas s'exprimer librement : l'hypermédiatisation en démocratie risque de tuer la démocratie ». Il en veut pour preuve l'incapacité grandissante à trier l'information. Les enseignants ont « des difficultés à faire hiérarchiser les informations aux jeunes ». L'information immédiate compulsive a conduit à décider que les ministres laissent leur portable à l'extérieur de la salle du conseil des ministres, « comme les cowboys laissaient leur revolver à l'entrée de la salle de jeu... »  Pourquoi ne pas le filmer ? Comme on filme parfois des conseils municipaux, départementaux, régionaux ? « Ça montrerait la qualité du travail plutôt que le cirque des questions du mercredi à l'Assemblée »...

« Ne pas transformer ses alliés en carpettes »

Pierre Mathiot en vient à la description des contraintes et de leurs mécanismes. Elles sont maximales dès lorsq qu'on est dans le juridique et le financier, voire le constitutionnel : « certaines sont assumées, d'autres non ». Les contraintes liées à la médiatisation sont terribles. Est-on obligé de réagir vite ? Manifestement oui, sous peine de mort politique, au risque de faire passer un dramatique accident de car dans le sud-ouest pour « plus grave que la guerre en Syrie ». Cela comporte aussi le risque de se contredire... sans tambour ni trompette, comme l'illustre la catastrophe de l'Erika, ce pétrolier échoué sur les côtes bretonne en 1999 : « le ministre des transports Gayssot annonce le contrôle systématique des bateaux transportant des matières dangereuses. Un an après, la France vote contre le projet au niveau européen car il n'y a pas assez de contrôleurs... L'hypermédiatisation conduit à la déception démocratique ».

Outre la règle démocratique consistant à « ne pas transformer ses alliés en carpettes », régulièrement contournée, il y a les « contraintes propres aux acteurs » : gouvernementaux, administrations, intérêts catégoriels... De fait, assure Mathiot, « le gouvernement est un espace de concurrence ». Entre ministères entre eux, entre administrations entre elles : « entre intérieur et justice, santé et agriculture, environnement et transport, le jeu est permanent » et consiste bien souvent pour le responsable à épouser les intérêts de son secteur. Devant le commandant des gendarmes hilare mais forcément silencieux, le chercheur cite l'exemple de Michèle Alliot-Marie : « elle était opposée à l'intégration de la gendarmerie au ministère de l'Intérieur quand elle était à la Défense, mais elle la fit quand elle fut à l'Intérieur... » Les tiraillements sont permanents entre administrations centrales au sein même de l'Etat, entre niveaux, entre services déconcentrés et administration centrale. Et pour les hauts fonctionnaires, « les régions - ils disent la province -, c'est là où on va en vacances, sauf les préfets... »

« On est tous pris dans une parole magique
et on a envie d'entendre un discours de vérité :
le politique est pris au piège »

Pendant que tout ce petit monde s'épie, se copie, se tire dans les pattes, les syndicats salariés et patronaux, mais aussi les adeptes de « la diplomatie de couloir » que sont les lobbies « agissent en permanence pour agir sur une décision ou l'empêcher, en s'appuyant sur ses alliés au sein de l'Etat... Le Folla a ainsi besoin de la FNSEA pour obtenir un milliard au sein du gouvernement... » A contrario, l'adoption de la loi NOTRé montrerait que « l'ADFAssociation des Départements de France et l'AMFAssociation des Maires de France n'agissent pas toujours efficacement ».    

Pierre Mathiot attend une seconde pour vérifier que son propos est bien partagé, puis lâche : « les décideurs nient tout ce que je viens de dire. Plus on est proche du sommet, moins les décideurs acceptent de reconnaître que leur travail est d'une extraordinaire complexité ». Ah bon ? Ben oui, c'est à cause de notre histoire, de Napoléon, De Gaulle, bref caractère assez peu démocratique du « modèle césariste ». Ce qui fait dire à Pierre Mathiot : « un rapport plus modeste à la décision serait sans doute plus efficace... Mais à chaque fois qu'un acteur politique important fait l'aveu d'une difficulté, il le paie, comme Jospin disant que l'Etat ne peut pas tout faire, Rocard, Balladur, Mendes-France... On est tous pris dans une parole magique et on a envie d'entendre un discours de vérité : le politique est pris au piège ».

« La démocratie, ce n'est pas que l'élection... »

Un piège multiple. Les agendas sont saturés, mais il y a toujours de l'imprévu à y caser. Le chercheur prend l'exemple des agendas de Pierre Mauroy quand il était Premier ministre sur lesquels il a pu travailler : « un tiers de son temps était occupé par des inaugurations ou remises de décorations... Le temps consacré à la prise d'information est très court, se fait à partir de notes... ». Il souligne que le temps de traiter les dossiers est rarement long, y compris pour déclarer la guerre à partir de la consultation de conseillers techniques et de conseillers politiques. Il s'ensuit qu'on « mésestime souvent les effets techniques des décisions qu'on prend ».

En fait, une décision est la résultante de la généralisation du compromis, autrement dit « de marchandages et de bricolages » qui ont des effets sur les lois « infalsifiables », ce qui renvoie au « véritable travail fait sur les décrets d'application qui ne sont pas toujours pris ». Du coup, sachant cela, « des groupes d'intérêts laissent passer des lois et attaquent après, ce qui pose d'énormes problèmes démocratiques ». Et une application à géométrie très variable d'une même loi. Exemple : selon les préfectures, la loi sur la naturalisation donne des taux variant de un à cinq...

A un élu demandant si on peut parler de « médiacratie, voire de médiocratie », Pierre Mathiot cite l'historien Pierre Rosanvallon selon qui « les politiques creusent leur tombe avec cette dépendance aux médias ». Que faire ? « Ils devraient être plus attentifs à l'activation et l'animation de la démocratie plutôt que faire des promesses. La démocratie, ce n'est pas que l'élection... »

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