« On refuse le débat sur l’état d’urgence ? Menons le quand même ! »

Au moins 400 personnes ont assisté à un débat à la fac de droit de Besançon après avoir montré leurs... papiers. Entre deux juristes, un sociologue et la députée Barbara Romagnan qui a voté contre sa prolongation, on a davantage entendu des arguments juridiques, politiques et sociaux appuyant sa remise en cause.

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S'il fallait une preuve de l'allergie aux contrôles systématiques, mais aussi de leur consentement grognon, elle a pédagogiquement été administrée lundi soir à l'entrée de l'amphithéâtre Fourrier de la fac de droit où se tenait un utile débat sur l'état d'urgence. On y demandait une carte d'identité à chaque personne qui prétendait l'écouter ou y participer, et on inscrivait sur une feuille le nom de tous ceux qui entraient. Un étudiant qui n'avait pas ses papiers a été refoulé...

Cette situation est absurde, et sans doute à la limite de la légalité. Seuls les policiers et gendarmes sont en droit de demander à un citoyen ses papiers dans l'espace public. Et encore doivent-ils avoir une bonne raison juridique de le faire : pour l'avoir oublié, des gendarmes ont vu un contrôle motivé par le seul état d'urgence censuré par des juges toulousains.

« Normal qu'on sache qui est dans les locaux »

On objectera qu'un bâtiment universitaire n'est pas un espace public... En vertu du plan Vigipirate, et non de l'état d'urgence, des consignes ont d'ailleurs été données par le ministère de l'éducation et de l'enseignement supérieur, stipulant qu'un « contrôle visuel des sacs peut être effectué » et que « l'identité des personnes étrangères à l'établissement est systématiquement vérifiée ».

Dans l'entourage du président de l'université, on rappelle ces textes : « il est normal qu'on sache qui est dans les locaux » mais on en nuance la rigueur : « il y a aussi la connaissance des publics ». Or, c'est bien là que le bât blesse. A-t-on à ce point perdu le sens du discernement pour exiger de chacun un sésame pour mener une vie sociale normale en exerçant son droit d'aller et venir et d'assister à une réunion publique ?

Marc-Antoine Granger et Christophe Geslot, maîtres de conférences en droit public, la députée Barbara Romagnan et l'enseignant de sciences politiques Guillaume Gourgues.

Donc, l'ambiance était au contrôle et à la méfiance. Un comble dans un site réservé à l'enseignement du droit. Introducteur du débat, Christophe Geslot, enseignant de droit public, évacue d'un sourire un peu contrit le paradoxe, invitant d'emblée la députée Barbara Romagnan à expliquer son refus, l'un des six parmi les parlementaires, de voter la prolongation de l'état d'urgence au-delà des douze jours décrétés par François Hollande. « Quoi qu'on pense, il est important d'en débattre », dit l'élue, comme pour souligner que la démocratie, c'est le droit au désaccord et à l'argumentation. Elle souligne d'ailleurs « l'ânerie » du maire qui l'a éreintée dans un communiqué qu'elle qualifie de « viril » : Jean-Louis Fousseret avait notamment assuré que les arrestations de Saint-Denis étaient la conséquence de l'état d'urgence. Faux, réplique Barbara Romagnan : « une enquête judiciaire était en cours ».

Elle est également « troublée » par les mots, par le fait qu'on « parle de guerre : la guerre, ce n'est pas ça ». Elle est « gênée qu'on ne s'interroge pas sur les causes, sur notre politique internationale ». Elle devance les objections faciles : « il n'y a pas d'excuses » aux attentats. Enseignant en sciences politiques, Guillaume Gourgues ne dit pas autre chose : « Valls parle d'excuses sociologiques. Mais a-t-on le droit de parler de l'action publique en matière de sécurité ? On n'a jamais eu aucun bilan des lois sécuritaires depuis 15 ans. Il n'y a que la parole publique qui dit que c'est bien. Si on nous refuse un débat, menons-le quand même ! » Un instant auparavant, il a commencé en louant aussi la discussion : « l'idée que je me fais de l'université, c'est le lieu où l'on peut débattre ».

« L'état d'urgence n'est pas l'état policier »

Maître de conférence en droit public, Marc-Antoine Granger veut éloigner le spectre de l'état policier : « il y a eu deux contrôles : le conseil constitutionnel, saisi d'une QPC, a dit le 22 décembre que les assignations à résidences sont conformes à la constitution, et que devoir rester douze heures chez soi n'est pas une atteinte à la liberté individuelle. Sur les 381 assignations, trois ont été suspendues, une annulée par le tribunal administratif ». 

N'empêche, Guillaume Gourgues a « du mal à comprendre pourquoi on a assigné à résidence des militants écologistes » ayant manifesté contre l'aéroport de Notre Dame des Landes. Pour le sociologue, c'est une « extension préventive comportementaliste dont le symbole est Guantanamo ». Bigre ! Il évoque un « effacement du politique » et dit sa surprise de l'unanimisme parlementaire en 2015 quand leurs collègues de 1955, quand fut adopté l'actuelle loi sur l'état d'urgence, furent beaucoup moins consensuels : « 240 députés PS et PC avaient voté contre... 240 à 6, la tendance de fond est au rejet du débat ».

Christophe Geslot explique a contrario que si François Hollande n'est « pas juridiquement contraint de constitutionnaliser l'état d'urgence », on peut y voir « un gain pour la protection des libertés » car » une majorité parlementaire ne pourrait plus le modifier par la loi » mais par une nouvelle réforme constitutionnelle. L'universitaire a aussi la conviction que « nos gouvernants n'ont pas l'intention de nous soumettre à un régime d'exception ». Il rappelle par exemple que dans la loi du 20 novembre dernier, « le contrôle de la presse a disparu ».

A ses côtés, Marc-Antoine Granger dit avoir été « choqué » que le Premier ministre ait demandé aux parlementaires de ne pas saisir le Conseil constitutionnel. Il rappelle un précédent, quand le Garde des sceaux Pascal Clément avait fait de même : « Pierre MazaudPrésident du Conseil constitutionnel de 2004 à 2007 lui avait répondu que le respect de la Constitution n'est pas un risque mais un devoir ».

« L'état d'urgence me fait peur »

Dans la salle, les critiques de l'état d'urgence sont nombreuses. Renaud Pagnot, du MJS, reproche à Manuel Valls de « donner dans l'anti-intellectualisme primaire » et craint de devoir dire « adieu à l'état de droit ». Philippe Edme, maire de Lombard et ancien candidat de gauche radicale à plusieurs élections cantonales, va dans le même sens : « l'état d'urgence est destiné à nous rassurer et nous protéger, mais il me fait peur. On met des forces de l'ordre dans de nombreux lieux publics, mais il y a moins de gendarmes dans le maillage territorial : quand j'en ai besoin, il faut trois heures pour en avoir un ! »

« Notre vie de prof a changé en suivant les instructions de notre hiérarchie, nous demandons leur carte d'identité à des parents d'élèves qu'on connaît », regrette Yves qui s'interroge : « n'en sommes nous pas à nous habituer à cette situation ? » Un syndicaliste embraye : « la réponse est une journée d'action le 26 janvier ». Raphaël Grosso, étudiant en droit, souligne que le « tumulte médiatique » provoqué par le mot guerre prononcé par François Hollande « a coïncidé avec la campagne électorale : les Français n'ont pas voté sereinement ».

Véronique Bourquin-Valzer, qui fut aussi candidate aux cantonales et régionales pour la gauche radicale, répond par l'affirmative : « les attentats changent tout dans une campagne électorale. Le reste est inaudible et il est difficile de se faire entendre tant cette question fait écran ». Christophe Geslot rebondit : « quel scrutin régional a déjà porté sur des enjeux régionaux, ou européen sur des enjeux européens ? Je n'en connais pas, les enjeux ont toujours été nationaux ».

Le syndicaliste Gilles Spicher, qui fut aussi candidat sur la liste Alternative à gauche après avoir quitté le PS, pense qu'il faut « remettre au premier plan les questions sociales, environnementales et les services publics ». La gauche radicale n'est pas en reste. Un autre de ses sympathisants, l'historien Jean-Paul Brucker, analyse le présent comme « la décomposition du monde constitué en 1945 » et réfute le mot de guerre : « elle a lieu au Moyen Orient, chez nous, c'est une crise profonde de la jeunesse ».

Une jeune femme s'interroge : « Comment faire face au terrorisme sans l'état d'urgence ? » La réponse est dans la réorganisation des services par une loi de 2008, souligne Barbara Romagnan : « avant, des gens connaissaient les gens à surveiller, on ne les a plus... »

« On sera plus nombreux la prochaine fois »

La déchéance de nationalité est l'objet de nombreuses critiques. Christphe Geslot y voit une « posture sécuritaire évidente », et apporte une éclairage juridique : « Le Conseil d'Etat admet qu'on traite différemment des personnes dans des situations différentes, comme les bi-nationaux ». Un cri dans les travées lui fait écho : « C'est une attaque du droit du sol ».

Thierry Lebaupin, militant du Comité des droits et défenses des libertés des étrangers, interroge Barbara Romagnan : « y a-t-il une évolution à l'Assemblée nationale ? » Elle répond : « On sera plus nombreux la prochaine fois ». Que pense-t-elle de l'indignité nationale ? » Réponse : « je ne suis pas opposée à quelque chose marquant l'indignité ou le déshonneur, voire une peine de prison encore plus lourde. Mais la déchéance de nationalité, c'est très grave et ça ne sert à rien. Ça en dit long sur nos rapports aux autres pays. Ça nous ferait aller dans l'idée d'une hiérarchie entre nations, entre civilisations, entre religions : il ne faut pas mettre le doigt là-dedans ».

 

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