Soupçons de maltraitance à l'égard de résidents, épuisement du personnel et mal-être au travail, rapports préoccupants de la médecine du travail et de l'inspection du travail, recommandations de l'Agence régionale de santé... La situation est tendue à l'Éhpad Clair-Jura, une maison de retraite de 70 places de long séjour et 6 places d'accueil de jour, accueillant notamment des personnes souffrant de la maladie d'Alzheimer, à Montain, près de Lons-le-Saunier.
Les difficultés ne datent pas d'hier dans cet établissement géré directement par le siège national de la Croix rouge. Elles sont apparues peu après l'arrivée d'une nouvelle directrice, en juillet 2013, après le départ à la retraite de l'ancien directeur. Dès novembre 2013, les infirmières signalent un « événement indésirable » à l'Agence régionale de santé : le confinement d'un résident de 92 ans dans sa chambre au moment des repas parce qu'il incommode ses voisins de table en toussant et enlevant son dentier. Il le vit comme une « punition », se demande pourquoi on ne l'a « pas prévenu avant d'en parler à la direction ». Malgré les remontées du personnel soignant, de la famille, et les prescriptions de deux médecins, la directrice n'a consenti à revenir sur la décision qu'après l'intervention de l'ARS.
« Suite à sa dépression due à son isolement... »
Cinq semaines de quasi isolement avaient miné le moral du vieux monsieur qui avait rapidement perdu ses repères et du poids, ne marchait quasiment plus. La mesure qu'il subissait, expliquaient les infirmières dans leur lettre à l'ARS, était en contradiction avec le projet d'établissement qui stipule en bonne place « le plaisir de vivre avec des sentiments, des désirs et des envies », « le respect de la personne et sa dignité... ». Après coup, sa fille soulignait que « suite à sa dépression due à son isolement, sa réintégration à la salle à manger a été bénéfique pour son moral et son état de santé... Il reprend goût à la vie ».
D'autres familles sont mécontentes des soins apportés à leurs parents : « Ma mère n'est souvent pas lavée, insuffisamment habillée et ça s'est reproduit plusieurs fois », dit une habitante du secteur à qui une aide soignante a concédé : « on se sent mal, on est obligé de bâcler ». Contente du caractère familial de l'établissement, cette fille de résidente arrivée récemment est formelle : « je me rends compte que le sous-effectif est évident, le personnel n'a pas assez de temps pour faire le travail ».
Il n'est pas toujours en nombre suffisant : « La nuit, on est passé de deux aides-soignantes et une aide de vie, à une aide-soignante et une aide de vie... Comme on travaille à deux, lorsqu'on est côté Ehpad pour les changes, l'unité Alzheimer reste seule et on y fait des rondes toutes les demi-heures », explique la représentante syndicale. La formation fait parfois défaut : « Pour utiliser les appareils, comme un lève-personne, les aides de vie doivent être formées par les soignants, sinon elles n'en ont pas le droit, elles sollicitent alors les aides-soignantes ».
« L'ambiance de travail se dégrade et tout le monde s'en va », dit le maire d'un village voisin. « Ma belle-mère est là depuis 13 ans, on lui a perdu trois fois ses dents. ma mère, deux fois ses lunettes... Récemment, je l'ai vue dans le noir en plein milieu d'après-midi. C'est à la limite de la maltraitance de laisser quelqu'un dans sa chambre jusqu'au soir... » Il n'apprécie pas beaucoup la façon d'être désormais considéré « comme client ». Si l'ancien directeur était « toujours là, participait à toutes les fêtes, la nouvelle directrice n'est jamais là, comme si elle avait peur des gens, j'ai l'impression qu'elle se cache, a peur du conflit : tout ce qu'on dit n'est pas vrai... »
Un infirmier interdit de rencontrer la famille d'un résident
Depuis deux ans, huit employés sont partis, dont le cadre infirmier. Il avait été interdit de rencontrer la famille d'un résident atteint de la maladie d'Alzheimer qu'il avait voulu avertir de ses errances, les sorties de l'établissement de personnes très fragiles ou déboussolées qui échappent parfois au personnel. Au-delà de trente minutes, il est obligatoire de prévenir la personne de confiance... Exclu des réunions suivantes, ce professionnel a eu des pensées funestes et s'est vu prescrire des anti-dépresseurs.
Plusieurs employées se plaignent en outre du management de la directrice dont ils dénoncent des propos déplacés et blessants, jamais tenus devant témoin. Pour la seule période du 15 au 31 décembre, dix-sept arrêts maladie sont délivrés alors qu'il n'y a pas d'épidémie de grippe ou de gastro. C'est beaucoup pour un collectif de travail de moins de cinquante personnes... Pour Christian Mouhat, le médecin coordinateur, qui a vu des salariés sortir en pleurs du bureau de la directrice, c'en est trop.
Le 20 janvier, il écrit à la direction nationale de la Croix rouge et à l'Agence régionale de santé : « Le personnel est sévèrement malmené, découragé, culpabilisé, dévalorisé ». Il précise qu'il « engage [sa] responsabilité de médecin concernant la santé de nos résidents, mais actuellement, au vu du management, le personnel ne peut apporter ses soins en toute sécurité ». Il conclut en insistant : « mes craintes portent sur la santé des résidents et du personnel. Je ne peux continuer à fermer les yeux comme si tout allait bien ». Après l'envoi de cette lettre, il sera empêché d'assister au comité de direction... et sommé de justifier son absence à l'un d'eux.
La médecine du travail alertée dès mars 2014
Dès mars 2014, la médecine du travail avait alerté la direction qu'elle avait relevé « des symptômes de type troubles psychologiques liés au travail ». Lassées de cette situation, des salariées ont fini par alerter le syndicat départemental Action sociale de la CGT et ont constitué une section syndicale. Et un préavis de grève a été adressé à la direction nationale de la Croix rouge française qui gère en direct l'établissement. Le mouvement est prévu pour mercredi 24 février à 14 h.
Dans une première lettre, des salariés avaient demandé la mise en congé immédiate de la directrice de l'établissement. Le président national de la Croix rouge, le professeur Jean-Jacques Eledjam, avait répondu être « bien informé » de la situation, être « en contact avec l'inspection du travail et la médecine du travail » avec lesquels un entretien est programmé pour le 29 février. Il ajoutait qu'un cabinet d'expertise allait être mandaté pour auditer l'organisation du travail et la qualité du service.
Demandant à être associés au cahier des charges de l'étude d'expertise, les salariés ont maintenu leur « exigence » de mise à l'écart de la directrice de l'établissement, et donc le préavis de grève. « Vous omettez de parler du personnel, nous sommes des êtres humains qui respectons les valeurs de la Croix rouge », écrivent-ils en insistant sur la « dégradation du climat depuis deux années ».
Ils ont aussi écrit aux parlementaires, élus locaux du secteur et au président départemental de la Croix rouge, Jérôme Viennet, qui nous expliquait vendredi 19 février « ne pas être au courant » de la situation. Pourtant, ajoutait-il, « on réunit régulièrement la délégation départementale dans une salle de l'Ehpad car Montain est central, mais le personnel ne nous a rien signalé ». Factuel a cherché à joindre la directrice mais, nous a-t-il été répondu, elle est « en vacances jusqu'à lundi ».
Sous-effectif
Le manque de postes se lit dans le ratio personnels/résidents d'à peine plus de 0,5 alors que l'objectif du plan solidarité grand âge de 2006 est d'un salarié pour un résident dans les établissements pour personnes dépendantes, contre 0,5 pour les maisons de retraite ordinaires. La Croix rouge a mandaté également un coach pendant trois mois pour épauler la directrice, sans expérience de gestion du personnel, peu après sa prise de fonction.
Globalement dû au manque général de moyens que le pays consent à ses vieux, le sous-effectif de Clair-Jura est en partie l'héritage d'une sous-évaluation du forfait de la Sécurité sociale, le Pathos, en 2009 lors de la création des places Alzheimer. « Il avait été effectué sur des résidents pas trop malades au début, mais dont l'état s'est dégradé avec le temps. Il n'a été réévalué qu'en 2015, mais l'établissement a fonctionné avec moins de budget qu'il en aurait fallu et il manquait deux aides soignantes », explique un connaisseur du dossier.
3800 infractions au droit du travail en 2014
La situation économique et sociale globale de la Croix rouge n'est pas brillante. Au moins trois plans sociaux viennent d'être déclenchés dans des établissements à travers le pays, des services d'aides à domicile doivent être cédés, ce qui fait craindre à la CGT un millier de départs d'ici l'été sur les quelque 18.000 salariés de l'institution. L'an dernier, celle-ci avait été épinglée pour des heures supplémentaires non payées à 480 employés du siège national. Cela lui avait valu, selon Le Parisien, 11 millions d'euros d'arriérés de salaires et d'Ursaaf.
Les syndicats critiquaient alors la désorganisation qui pesait sur les conditions de travail. L'inspection du travail avait d'ailleurs relevé pas moins de 3800 infractions au droit du travail pour la seule année 2014 qui connaissait déjà un déficit comptable de 5 millions. Ce lourd contexte fait dire à Lakdar Benharira, responsable départemental de la CGT-Action sociale, que la directrice de la maison de retraite de Montain appliquait une politique décidée en haut lieu.