Migration : paroles de cinéastes

Alors que la télévision diffuse des images de migrations invasives distillant la peur au quotidien, certains cinéastes en font le sujet de leurs films. Extraits d’une table ronde intitulée « Migrants aujourd’hui » organisée par le Festival Premiers Plans à Angers avec Abderrahmane Sissako, Boris Lojkine, Olivier Masset-Depasse et Catherine Corsini.

En attendant le bonheur, d'Abderrahmane Sissako

En 2001, le Festival d’Angers avait déjà abordé la question des « Migrants en Europe » avec dix-sept films de 1970 à 1998. Dans la continuité de cette réflexion, cette année du 22 au 31 janvier, dix films ont été présentés. Une table ronde était organisée avec des cinéastes ayant réalisé des films sur le thème de la migration (Abderrahmane Sissako, En attendant le bonheur, Boris Lojkine, Hope, Olivier Masset-Depasse, Illégal) et Catherine Corsini impliquée dans l’Appel de Calais (voir aussi le blog sur Médiapart ici).

Catherine Corsini : En 1997, à l’initiative d’Arnaud Desplechin et de Pascale Ferrand des cinéastes avaient signés un Appel à la désobéissance pour la régularisation des sans-papiers. Cette année l’Appel de Calais a rassemblé 800 cinéastes : « On était révolté par les conditions de Calais. On a voulu instaurer un système de veille avec une chambre dans l’auberge de jeunesse. J’y suis allée avec Nicolas Philibert, Philippe Faucon et Laurent Cantet. En mettant des images, des histoires sur des personnes, on peut modestement changer les choses ».

Il se passe des choses ; un charpentier a construit une cabane dans laquelle cinq avocats spécialistes des droits des migrants donnent des conseils aux personnes qui sont là. Il y a l’abandon de l’État et en contrepoint l’énergie de plein de gens. On est pris entre le politique et l’humanitaire.

L’humanité n’est que rencontres, voyages…

Comment parler de la migration au cinéma ?

Abderrahmane Sissako : « Derrière un film, il y a une personne qui s’interroge sur la vie de l’autre ; il ne s’agit pas d’être africain pour parler de l’Afrique ou Français pour parler de la France. C’est la mission de l’artiste.
Le cinéma permet de raconter qu’on vient tous de quelque part et qu’on devient français ensuite. L’humanité n’est que rencontres, voyages parce qu’un grand-père, ou un arrière grand-père est parti par désir de voyage ou par souffrance. Aujourd’hui il s’agit de guerre et de raisons économiques. Partir c’est la vie. Dans mon film En attendant le bonheur, je raconte que l’exil est antérieur au voyage. Un voyage a été fait avant de bouger ».

Boris Lojkine : « Dans Hope, j’ai voulu faire un film sur les difficultés rencontrées par les migrants dans leur propre communauté. C’est une autre lecture du phénomène migratoire. La première question qu’on peut se poser est : qu’est-ce qu’on fait avec le thème de la migration ? Est-ce qu’on veut faire une fiction sur ce sujet ? Comment cette question des migrants trouve-t-elle une forme cinématographique ? Ensuite qu’est-ce que le cinéma français veut faire avec les étrangers ? Il y a très peu de visages étrangers dans les films français. Les comédiens noirs jouent très peu. C’est vrai aussi pour les langues. Nous avons un cinéma franco-français. Notre cinéma est hexagonal. Il parle toujours français dans un monde globalisé. Il n’accueille pas les étrangers, d’autres langues, d’autres histoires. Ça demanderait un décentrement. »

Olivier Masset-Depasse : « Dans mon film Illégal, J’ai voulu raconter l’odyssée d’une mère dans un centre de rétention fermé. Pour faire ce film, j’ai travaillé avec un journaliste d’investigation pendant deux ans. Nous sommes restés plusieurs semaines dans ce centre. J’ai rencontré des migrants qui n’ont pas le choix ; ils sont très déterminés et personne ne peut les arrêter. Alors ça sert à quoi de créer des centres de rétentions ?
Par ailleurs tous les démographes disent que si l’Europe ne veut pas les accueillir, d’ici une quarantaine d’années la population moyenne aura 47 ans. Dans quelque temps se posera aussi la question des migrants climatiques.
Comment contenir ces flots ? Pour l’instant, on crée de l’inhumain plutôt que d’accueillir. »

Abderrahmane Sissoko : « L’étranger est absent dans le cinéma français. C’est un choix et une grande question.
Mais je tiens à dire aussi que la France est unique dans son système de soutien du cinéma. C’est un guichet important pour des étrangers comme moi ; dans notre pays il n’y a pas de politique cinéma. Je suis venu en France parce que je pouvais faire des films ici.
Dans le cinéma français il n’y a pas le réflexe de choisir un médecin noir ou un ingénieur chinois. Il faut s’ouvrir sur la diversité. A Lyon, à la Ciné Fabrique, il existe une diversité sociale et culturelle et de nombreux jeunes viennent de l’immigration. Ils vont faire des films et se raconter à partir de ce qu’ils apprennent aujourd’hui ».

Les migrants c’est la beauté de l’humanité

Comment le cinéma peut-il parler de la migration aujourd’hui et de l’altérité ?

Abderrahmane Sissako : « Je voudrais revenir à la presse et aux migrants. Actuellement on crée la peur. Il y a quatre ans encore, ces gens vivaient chez eux. Ils n’avaient pas un rêve d’Europe. Ils élevaient leur famille. Ils partent parce que la guerre est là et qu’ils ne veulent pas mourir ; on voit dans la presse comment on réduit 298 millions de migrants à 18 personnes qui ont violé à Cologne et qui ne faisait pas partie de la grande vague.
Les migrants c’est la beauté de l’humanité, c’est comment se battre autant pour sa famille ? On retrouve l’espoir et l’humanité. Il faut que l’art, le cinéma le raconte. »

Boris Lojkine  : « Comment faire des films sur l’autre ? Ce serait plus simple pour moi de faire des films sur mon milieu. Je ne suis ni nigérian, ni camerounais. Tout cela prend du temps. C’est un exercice anthropologique pour comprendre comment ça se passe. Aller au cinéma c’est faire œuvre de décentrement, aller vers un autre monde. »

Olivier  Masset Depasse : « On doit se poser des questions : est-ce qu’on est si proche de nos richesses pour ne pas voir celles des autres ? Le cinéma est le reflet des questions philosophiques et sociétales. Notre rôle est de se poser des questions : comment accepter l’autre ? C’est un problème majeur de ce siècle. On va être obligé de vivre avec lui. On va devoir trouver une solution pour vivre ensemble. Non un émigré ne coûte pas cher. Non il ne prend pas le travail de quelqu’un d’autre. Non, il ne vole pas. Au Liban, il y a actuellement 1,5 million de migrants sur une population de 5 millions d’habitants ; une organisation a été mise en place : les enfants de migrants vont à l’école le matin et les enfants de libanais l’après-midi. »

Le cinéma peut-il changer le monde ?

Olivier Masset Depasse : « J’aimerais reprendre cette citation de Fatih Akin « Les films ne peuvent pas changer le monde mais les hommes qui voient les films peuvent changer le monde. »

Abderrahmane Sissako : « J’ai le sentiment que les films ne changent pas les choses. Le changement ne vient que de l’être. Les changements viennent du fait qu’on soit capable d’aller vers l’autre. Un regard et un baiser change quelque chose. Le cinéma permet dans l’espoir et le désespoir de retrouver l’humanité ».

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