L’état du monde au Festival international du film de la Rochelle

Les œuvres présentées lors de la 44e édition de ce festival sans paillette ni palmarès étaient sur le fil ténu qui joint - ou distingue ? - la fiction et le documentaire. Signe des temps ? De Des Nouvelles du cosmos à Léa, d'Avant la rue aux Mémoires du sous-développement, de Masculin Féminin (photo ci-contre) de Jean-Luc Godard, restauré, à l'hommage à Wiseman...

Jean-Pierre Léaud, Chantal Goya et Catherine Duport dans Masculin Féminin, de Jean-Luc Godard.

Le Festival international du Film de la Rochelle qui s'est tenu du 1er au 10 juillet est un festival de cinéphiles. Pas de tapis rouge. Pas de strass. Pas de compétition. Des films. Des rencontres avec les réalisateurs. Des discussions entre cinéphiles.

Ici et ailleurs

Cette 44e édition fut largement éclairée par l’idée de regard porté sur le monde avec une programmation de films inédits présentés en avant-première. La sélection « Ici et ailleurs » révèle chaque année des films où l’Histoire dessine à l’écran des fresques, des destins, des portraits dans l’interférence des images.

Les œuvres présentées cette année (est-ce un signe du temps ?) étaient sur le fil entre fiction et documentaire. Car la frontière entre les deux est fragile : souvent le réel interfère, s’immisce dans la fiction tout comme la fiction trouve sa place dans ce que l’on nomme documentaire. Par exemple dans certaines séquences des films de Wiseman, la fiction submerge le réel  avec des personnages nés sous l’œil aiguisé du cinéaste. L’idée de proposer les deux permet au spectateur de se confronter aux questions essentielles du cinéma : comment raconter le monde et avec quel regard ?

Présenté en avant-première, Des Nouvelles du cosmos, de Julie Bertucelli, nous parle d’Hélène une jeune autiste. Elle ne peut ni tenir un stylo, ni écrire sur un clavier, ni lire un livre. Lorsqu’elle atteint les vingt ans, sa mère découvre par le biais d’un jeu de construction que sa fille sait écrire. Aussitôt, elle lui confectionne un alphabet fait de lettres en papier collées sur du plastique. La mère recopie les mots et remet les lettres dans une boite.

La jeune autiste qui ne parle pas, se révèle être une poétesse magicienne qui ordonne les mots avec la langue qui est la sienne. Sans avoir fréquenté l’école, son usage de mots souvent compliqués est une énigme. « J’ai fait ce film parce que je crois beaucoup à la force de la vie. Ça m’intéresse d’entendre des gens qui croient à une ouverture sur le cosmos », expliquait la cinéaste.

Dans ce film, la réalisatrice explore de près, (trop près peut-être) la vie de cette jeune femme, et, comment son texte intitulé Algorythme éponyme est devenu le spectacle Forbidden di sporgiersi, mis en scène par Pierre Meunier et présenté en Avignon en 2015. « Je suis née un jour de neige, d’une mère qui se marre tout le temps. Je me suis dit, ça caille, mais ça à l’air cool la vie. Et j’ai enchaîné les galères », écrit Hélène sous le pseudo Babouillec, en guise de CV littéraire.

Regards éclairés

Avant la rue, premier film tourné en langue Atikamekw propose de découvrir la culture des autochtones qui vivent à Manawan. A ce moment-là, Wemotaci, le village Atikamekw des Premières Nations est en proie aux flammes.

Avant les rues, le titre du film, expliquait la réalisatrice, « cela veut dire avant la civilisation ». Au début, j’ai collaboré, avec des jeunes de Montréal, à la création de films à bord du Vidéo Paradiso, une roulotte dans laquelle il y avait un studio de montage. J’ai fait un film avec des SDF. J’ai rejoint l’équipe de Wapikoni Mobile (studio ambulant avec des équipements à la pointe de la technologie) afin d’encourager les jeunes des Premières Nations à réaliser des documentaires ».

Avec ce film, Chloé Leriche filme une culture bannie, menacée par un génocide culturel : « La plupart des personnages ont une réalité proche du film : le tueur de chiens par exemple ou encore les guides spirituels ». Le film de Chloé Leriche ouvre une fenêtre sur l’une des onze communautés autochtones du Québec et lui rend hommage : « ce sont des vrais autochtones, non acteurs, et des artistes dans leur communauté ». En les réhabilitant s’ouvre une « possibilité de résilience » dit aussi la réalisatrice.

Le cinéma italien

L’Italie se fraie un passage dans les cinématographies mondiales en présentant cette année des films de grande qualité à l’instar de Fuocoammare au-delà de Lampeduza (Ours d’or du festival de Berlin cette année), un documentaire réalisé par Gianfranco Rosi dont nous reparlerons.

Lea, le beau film de Marco Tullio Giordana s’inspire de l’histoire vraie de Lea Garofalo et de son combat contre la Pieuvre. L’auteur de Nos meilleures années dessine un très beau portrait de cette femme tuée en 2009 par la mafia calabraise, amoureuse d’un homme lié à la Ndrangheta (organisation mafieuse de sa région). Le film fonctionne comme une machine infernale. Lea doit s’enfuir avec sa fille et la protection policière se révèle insuffisante. Marco Tullion Giordana réussit à montrer comment la vie intime de cette femme et son combat sont le symbole d’une Italie blessée par la puissance de la mafia.

Enfin à Trieste, à la plage du Peducin hommes et femmes sont séparés par un mur de béton. L’Ultima Spiaggia, de Thanos Anastopoulos et David del Degan, film qui a toute l’apparence d’un documentaire contient dans sa construction des moments dignes de la comédie italienne. Le film entre en résonance avec le monde, l’immigration yougoslave à l’époque de Tito, période au cours de laquelle Trieste était déjà une porte vers l’Europe… Et pas seulement puisque le film est une réflexion sur la construction des murs, la notion de frontière…

Hier et aujourd’hui

Si la programmation du festival entrecroise les films de toutes nationalités organisant un puzzle géant sur l’état du monde, elle s’attache également à retracer l’histoire du cinéma à travers des œuvres restaurées et des rééditions.

Cet aspect du festival met à jour les décalages entre les films d’hier et ceux d’aujourd’hui. Il s’agit d’une approche où l’on découvre l’Histoire entre les œuvres. Le très beau Mémoires du sous-développement, réalisé par Tomas Gutiérrez Aléa, sorti en 1967 (adaptation de Memorias del subdesarollo d’Edmundo Desnoes), relatait le parcours de Sergio, un intellectuel bourgeois. Un an après la révolution castriste, il avait décidé contrairement à ses parents et à sa femme, de ne pas quitter le pays.

Pris entre le passé connu et les transformations qu’il ne peut pas ou ne veut pas suivre, il observe La Havane par les fenêtres de son appartement. Ce film curieux, mélange d’images documentaires et de fiction, est l’œuvre d’un des principaux cinéastes de la Révolution qui fut co-fondateur de l’Institut Cubain des Arts et de l’Industrie du Cinéma.

Autre film des années 70 Masculin Féminin, de Jean-Luc Godard, réédité en version restaurée. Il s’agit de l’adaptation de deux nouvelles de Maupassant, La Femme de Paul et Le Signe. Mais c’est surtout de l’incompréhension entre un homme et une femme dont parle Godard. Paul, (Jean-Pierre Léaud), militant, employé de l’IFOP, rencontre Madeleine (Chantal Goya), chanteuse yé-yé. En réalité, c’est un beau fragment de l’œuvre du cinéaste, en 1965, à l’époque où l'élection présidentielle opposait de Gaulle et Mitterrand, où on parlait du Vietnam, de la sexualité et de la contraception et que le cinéma en faisait état.

Entre les idéaux révolutionnaires de Paul, ses répliques parfois réactionnaires, et les idées bourgeoises (issues du discours de ses parents) de Madeleine, chanteuse destinée à devenir un objet de consommation, il existe un fossé incarné dans la nouvelle de Maupassant : « Alors il la regarda et sentit entre eux un infranchissable abîme (La femme de Paul). Masculin Féminin, film sur l’impossible rencontre entre un homme et une femme fut interdit aux moins de dix-huit ans et les personnages qualifiés de « fils de Marx et de Coca-Cola ».
Film actuellement à l’affiche au Cinéma Victor Hugo de Besançon.

Wiseman et les institutions

Le Festival de la Rochelle cette année rendait hommage au grand documentariste Wiseman. Ce réalisateur creuse depuis trente ans le même sillon : montrer comment les hommes vivent ensemble. Hospital explore les urgences d’un hôpital public ; Titicut folies un hôpital psychiatrique du Massachussets. Welfare, tourné dans un centre d’aide sociale de New-York, montre les faiblesses de l’administration par rapport aux individus fragilisés par une crise sociale. Public Housing, véritable plongée dans un quartier de Chicago, tourné en 1997, trouve un écho dans In Jackson Heights, film de 2015.

Le premier révèle comment la population se prend en charge, et le second, - véritable mosaïque ethnique et religieuse des communautés issues d’Amérique latine ou du subcontinent indien, comment les individus et les groupes vivent. Le film joyeux et musical et fait état de 167 langues différentes. Enfin, High school, filmé dans un grand lycée de Philadelphie s’attaque aux valeurs de l’Amérique incarnées dans la manière dont le savoir se transmet en imposant les valeurs sociales.

Véritable miroir de l’Amérique, tous ces films captent l’état de la société. Sans interview ni voix off, la caméra suit les personnages, se laisse surprendre par ce qui arrive, montre les institutions comme peu de cinéastes le font.

L’hommage proposé à la Rochelle était complété par les films que Wiseman a réalisés en France : La Comédie Française ou l’amour joué, et La Danse – le ballet de l’Opéra de Paris.

Comme chaque année, c’est à la diversité que nous sommes conviés, allant d’une salle à l’autre à la recherche du film qui émeut ou fait rire. A ce titre la rétrospective Alberto Sordi plongeait les spectateurs dans l’histoire de la comédie italienne incarnée par les films de Dino Risi, Ettore Scola, Vittorio de Sica. Des vies, encore des vies, où l’homme tente de trouver sa place et où le cinéma se fait l’écho de ses interrogations et ses doutes dans l’état du monde.

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