Philippe Alpy est remonté. Ce vendredi 18 septembre à Nancray, il anime allègrement l'assemblée générale de la fédération ADMR du Doubs qu'il préside depuis 1992. Avec le sourire, il passe la parole de l'un à l'autre, lance la projection vidéo des rapports d'activité et financier, accueille les fournisseurs de repas livrés à domicile qui expliquent leurs procédés. Soudain, le sourire s'efface. Philippe Alpy attaque. Dénonce « les gens du Doubs qui, au sein du groupe des 16, partout où ils passent, disent que l'ADMR fait du dumping social avec les bénévoles ». Il prend à témoin les quelque 400 personnes venues des quatre coins du département : « Pour le bénévole que je suis, pour vous, ça me fait mal ».
Le groupe des 16 est un collectif national comprenant les cinq organisations nationales d'associations oeuvrant dans le secteur de l'aide à domicile, dont l'union nationale ADMR. Ce collectif est un lieu de concertation et un outil de pression sur les pouvoirs publics. Issues d'histoires, de philosophies ou de territoires différents, ces organisations ont vu leurs conditions d'intervention largement modifiées par plusieurs textes législatifs venant après la signature, en 1970, de la convention collective : en 1996, la création de la prestation spécifique dépendance ouvrait le marché de l'aide sociale au privé lucratif ; en 2001, la création de l'aide personnalisée d'autonomie allait décupler le nombre de bénéficiaires en dix ans ; en 2005, la loi Borloo dessinait l'objectif de réduire les coûts et professionnaliser le secteur pour créer 500.000 emplois en trois ans...
« Sans bénévolat, il n'y aurait pas cette capacité du maintien à domicile »
Quelle mouche a donc piqué Philippe Alpy ? Qui vise celui qui est rien moins que le vice-président de l'union nationale ADMR ? Poursuivant son discours, il se tourne vers le député Eric Alauzet assis au premier rang. Il en dit le plus grand bien : « un parlementaire qui travaille, que j'ai connu quand nous étions tous deux conseillers régionaux ». Car Philippe Alpy fait aussi de la politique. Après la région où il a siégé de 2002 à 2004, il a été élu maire de Frasne en 2008, réélu en 2014, puis conseiller départemental en mars 2015 après un échec en 2008.
Il insiste donc : « Eric se fait bassiner par nos concurrents. Le dumping social, ça veut dire que si on est meilleur, c'est parce qu'on ferait du travail au noir. Mais sans bénévolat sur nos territoires, sans le Secours populaire ou la Croix rouge, il n'y aurait pas cette capacité du maintien à domicile. Et cette cabale est reprise dans des sphères que vous n'imaginez pas. Comme élu, je suis bénévole, même si on a des indemnités. Merci aux Bisontins bien nés d'aller raconter à Paris qu'on fait du dumping social ».
« Si c'est pour nous blesser, c'est réussi »
Il s'en prend à une autre critique formulée à l'égard de l'ADMR, entendue, dit-il, dans la bouche d'un inspecteur des impôts lui ayant soufflé : « Votre structuration est anti-concurentielle... » On l'a également lue dans un rapport de la Chambre régionale des comptes pointant une différence de traitement entre les neuf services d'aide à domicile des personnes âgées financés par le département du Doubs. Il revient à la charge contre le collectif des 16 : « les mêmes racontent que les ADMR se goinfrent avec des exonérations. Ces gens-là ne savent pas ce que c'est que manager des bénévoles. On fait 4,5 millions de kilomètres par an. On rémunère ces kilomètres que d'autres ne font pas... » La main sur le coeur, il ajoute dans un tonnerre d'applaudissements : « Si c'est pour nous blesser, c'est réussi ».
Va-t-il trop loin ? La question ne lui est pas posée, mais il assure : « Ce n'est pas de la démagogie. Depuis 1992 que je suis président, nous avons mené des combats éthiques... » Il se tourne à nouveau vers Eric Alauzet : « Dis à ces mesquins de se calmer avant que la troupe ADMR descende à Besançon. Ne te laisse pas agrafer les oreilles par tes amis bisontins ». La charge est lourde. Menaçante. Qui vise-t-il ?
« Les salariés, c'est splendeur et misère »
Lui succédant à la tribune, le député se garde bien de répondre sur le même ton. Il rend un hommage appuyé aux « bénévoles et aux salariés » qui oeuvrent pour le maintien à domicile dont, « en tant que médecin », il connaît les enjeux humains et sociaux. « Le challenge est colossal pour les associations, mais c'est une bonne nouvelle pour le vieillissement, pour les salariés ». Il glisse quand même : « Parfois, on entend parler de concurrence entre bénévoles et salariés dans la même structure... Les salariés, c'est splendeur et misère, il y a beaucoup de temps partiels, de déplacements... Les bénévoles rendent des services déterminants avec leur réactivité et leur proximité irremplaçable. Le privé ne pourra jamais répondre à ce défi... » Il conclut en théorisant : « On est heureux avec cette économie collaborative, c'est un modèle en cette période de crise ».
Dans un grand sourire, Philippe Alpy rétorque, alors qu'Eric Alauzet retourne s'asseoir : « On n'a rien inventé, on habille ça de mots ronflants, mais c'est du bon sens... » Quant aux « splendeurs et misères » du salariat dans l'aide à domicile, ce n'est pas une vue de l'esprit. Plusieurs rapports relèvent les limites de la gouvernance en matière sociale. En 2008, l'IGAS recommandait notamment à l'ADMR une clarification des relations entre bénévoles et salariés, pas spécialement dans le Doubs, mais au niveau national. Plus récemment, une étude de la CFDT, élargie aux acteurs de l'économie sociale et solidaire, publiée en mai 2015, conclut à la nécessité d'une « restructuration profonde du système pour espérer revaloriser les métiers de l'aide à domicile ».
La construction en cours des financements publics à venir...
Le Département avait cependant été pionnier quelques années plus tôt en gommant les différences tarifaires entre prestataires de l'APA afin de ne pas générer de différence de facturation pour les usagers de ce qui est quand même un... service public. Du coup, l'ADMR qui s'était lancée dans une concurrence par les prix en baissant ses tarifs peu auparavant, a vu ses efforts annihilés...
Bas salaires, conditions de travail dégradées, formations au rabais, turn-over important... C'est qu'on entend lorsqu'on tend l'oreille aux syndicalistes de ces secteurs. Le principal concurrent de l'ADMR, Eliad, a des instances représentatives du personnel. L'ADMR fonctionne sur un autre modèle, celui des associations locales qui, si elles ont l'effectif requis pour avoir des délégués du personnel, n'atteignent pas le seuil permettant d'avoir un comité d'entreprise ou un CHSCT. Ses 39 associations employaient pourtant 816 salariés (547 équivalents plein temps) en 2014, dont 603 dans l'aide à domicile. « Les salariés sont représentés au conseil d'administration où ils ont un quart des postes, et ils sont invités au bureau », se défend Philippe Alpy que nous avons interrogé après l'AG, lui demandant si l'absence de CE ne constitue justement pas un élément de dumping social. « Pensez-vous qu'avec la représentation syndicale certaines structures ne vivent pas avec davantage de crispation ? »
Qui est dans son collimateur ?, lui demandons-nous aussi. « On ne peut pas ignorer qui véhicule ces propos. Ce sont les mêmes qui ont alimenté le rapport de la Chambre régionale des comptes à des fins de nuire ». Vise-t-il la directrice générale d'Eliad, Marie-Paule Belot ? « Il n'y a qu'elle qui puisse tenir ces propos... » Cherche-t-il, en montrant une concurrente du doigt à détourner l'attention, à mettre indirectement la pression sur ses amis du Conseil départemental qui annoncent le plus discrètement possible, comme l'a fait publiquement à Nancray la première vice-présidente en charge du social, Annick Jacquemet, « une meilleure équité entre les différentes associations » à l'occasion de la construction du nouveau CPOM
Il serait cependant risqué que le Département continue à verser à l'ADMR la surcompensation dénoncée par la Chambre régionale des comptes. Une surcompensation qui, sur la période 2011-2013, approchait 1,8 million d'euros et correspondait à l'excédent de l'ADMR quand les autres services d'aide à domicile étaient déficitaires. Des détails dont il n'a pas été question, pas plus que le rapport de la Chambre des comptes, lors de l'AG de Nancray...