Le cinéma d’Andrea Štaka et la guerre des Balkans

60 ans après la création du Ciné-Club Jacques Becker, une nouvelle page s’est écrite le 27 octobre avec une Rencontre consacrée à Andrea Štaka, cinéaste hantée par la guerre des Balkans…

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La disparition de Pierre Blondeau, figure tutélaire du Ciné-Club Jacques Becker, coïncidait avec le début de la 60 ème année des Rencontres de Pontarlier qui, au-delà de la tourmente actuelle, continue de présenter des films et d’animer les débats. 

Pour l’Association, il s’agit comme toujours de chercher de l’or dans les cinématographies passées ou contemporaines. Grâce à Marcel Mûller, coordinateur de Swissfilms (la Fondation pour la promotion du cinéma Suisse), la nouvelle équipe du Ciné-Club de Pontarlier a présenté dans le cadre du Festival « Cinéma au féminin », trois films inédits d’Andréa Štaka, jeune cinéaste née en Suisse en 1973 d’un père bosniaque et d’une mère croate. 

Malheureusement la réalisatrice n’a pas pu se déplacer à Pontarlier pour rencontrer le public. Grâce à une visio-conférence, la salle bien remplie a pu communiquer avec elle virtuellement.

Une cicatrice invisible

Bien qu’elle n’ait jamais vécu en Ex-Yougoslavie, Andréa Štaka passait toutes ses vacances dans le pays de ses origines, cinq semaines en été à Dubownik dans la famille de son père, et deux semaines en automne à Sarajevo. Elle a donc vécu la guerre depuis la Suisse sachant que sa famille vivait et souffrait dans les Balkans.

Son œuvre est habitée par le deuil, le non-dit, la souffrance profonde quand en arrière-plan la brutalité guerrière en résonance. 

Comment parler de la guerre quand on ne l’a pas vécue et qu’on l’a au fond de soi, comme une cicatrice invisible ? Cure, le premier film présenté à cette Rencontre a été réalisé à Dubrownik. En 1993, un an après le siège de la ville par les troupes serbes, Linda, 14, ans est de retour avec son père de Suisse en Croatie. Sa nouvelle amie Eta l’emmène dans une forêt défendue sur les hauteurs de la ville. Les deux jeunes filles se laissent entraîner dans un échange d’identité obsessionnelle et chargé de sous-entendus sexuels qui s’achève par une chute mortelle : « Dans la question de l’identité, il y a des choses dont on ne parle pas. Dans mon pays on ne parle plus de la guerre. J’ai une relation intime avec ma ville que je vois belle et menaçante. Je voulais montrer qu’il faut tuer un côté en soi, qu’il faut perdre quelque chose de soi pour devenir quelqu’un », précisait la réalisatrice.

Les deux héroïnes s’affranchissent pour s’émanciper et devenir de jeunes adultes. « La guerre me préoccupe comme cinéaste. Je n’étais pas là physiquement, mais j’ai connu l’impact ; j’ai choisi de ne pas raconter l’atmosphère de la guerre verbalement, mais de montrer comment la famille voit la disparition de la jeune fille » commentait la réalisatrice.

De nouvelles solidarités

Das Fraulein, second film présenté, a obtenu le Léopard d’or du Meilleur film au Festival de Locarno en 2006 et le Cœur d’or du Meilleur film au Festival de Sarajevo la même année.

Das Fraulein, c’est Ruza née à Belgrade et qui a émigré en Suisse dans les années 70. Elle gère un petit restaurant d’entreprise comme une fourmi économe. A ses côtés, Ljubica est arrivée en 1970 à Zurich avec son mari. Elle travaille et met de l’argent de côté pour retourner en Croatie avec son Ante. Et d’un seul coup survient Ana jeune Bosniaque, abimée par la guerre et la maladie ; la jeune femme rejoint les deux autres dans le restaurant. Entre ces trois femmes (figure des entités de la guerre) nait progressivement une solidarité au-delà de leurs profondes différences.

Le film tord le cou aux préjugés. Ana, autre figure centrale du film après Ruza la patronne, est au-delà de son apparente insouciance, la force qui permet à chacune de se transformer. C’est elle qui organise l’anniversaire de Ruza et casse le rythme d’une vie ordinaire monotone. C’est elle qui transforme Ljubica soucieuse de vivre au présent et peu habitée par l’idée de retourner en Croatie. C’est ensuite pour elle, atteinte de leucémie que Ruza cassera sa tirelire pour lui permettre de se soigner ; ici dans l’œuvre d’Andrea Štaka, il s’agit pour ces femmes de s’affirmer et de découvrir quelle pourrait aujourd’hui être leur vie à Zurich, ville opulente avec au-delà la richesse, des ilots de pauvreté.

Andréa Štaka, cinéaste féministe

Le troisième film Mare présenté par Andréa Štaka en visio conférence est tourné dans le village de sa cousine, à 20 kms de la frontière monténégrine, à vingt kilomètres de Dubovnik, entre les montagnes d’Herzégovine et face à la mer. À côté d’un aéroport. En deux mots, un lieu claustrophobe.

C’est dans ce lieu que Mare, mère de famille s’ennuie. On la voit s’affairer à ses tâches quotidiennes du matin au soir. Elle s’occupe de tout le monde sauf d’elle-même. Elle rencontre un ouvrier polonais sur le chantier de l’aéroport et entame une liaison avec lui. Mais le film reste au-dessus de cette histoire d’adultère et traite surtout son envie de se libérer des carcans dont elle est prisonnière : être une bonne mère, une bonne épouse jusqu’au jour où les enfants grandissent. Ensuite, la solitude. « Pour faire ce film expliquait la réalisatrice, j’ai travaillé en 16 mm pour me rapprocher de l’intime. Avec le super 16, la lumière est plus authentique ».

L’œuvre d’Andréa Štaka est féministe. Ses personnages se libèrent de ce qui les empêche de vivre : la mort omniprésente dans Cure ne doit pas empêcher d’aller au-delà ; les différences de vécu de trois femmes dans Das Fraulein ne sont pas un frein aux solidarités possibles ; enfin, la vie familiale quotidienne de la mère dans Mare ne devrait pas entraver son désir de travailler et d’être indépendante.

Cette Rencontre, à quelques jours du confinement fut extrêmement riche en émotions : Andréa Štaka parle avec passion d’un cinéma où l’intériorité des sentiments dévoile un inconscient marqué par la guerre. 

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