Laignes, ou les retrouvailles des cinéphiles

Les Rencontres de Laignes en Côte-d’Or, petit festival international de cinéma, ont pris début juillet pendant une semaine des chemins buissonniers et restauré la vivacité de l’éducation populaire à grands coups de discussions passionnées. Moteur !

laignes

Laignes, petit village de Côte d’Or au milieu des plaines à blés du Chatillonnais. Une rivière où se prélassent des cygnes noirs. Une église au toit pointu. Un bistrot. Une bibliothèque dans l’ancien café Les Chiens blancs. Et au bord de la route, Le Vox, petite salle rurale.

L’idée des Rencontres cinématographiques est née de trois passionnés de cinéma, Jean-Paul Noret, du cinéma Vox à Laignes, Mathias Choucker, de l’Eldo à Dijon, et Patrick Leboutte, professeur à l’INSAS en Belgique. C’est ce dernier qui programme et anime les Rencontres, une manifestation cinématographique conviviale avec des ateliers de prises de vue, de montage, d’écriture, l’expérience de la gymnastique du filmeur, des performances théâtro-cinématographiques, des conférences…

Trois jours à Laignes

C’est là, que chaque année, au début du mois de juillet convergent des cinéphiles. Ils viennent de partout. De Belgique. De Toulouse. De Marseille. De Bordeaux et d’ailleurs encore. Ce qui les rassemble, c’est de vivre une expérience de cinéma hors du commun sur grand écran. C’est de se parler autour d’une grande table. Tout le monde mange là. Les repas sont préparés par des bénévoles. A la fin du repas une poignée d’invités les rejoignent pour faire la vaisselle car ici, la culture et la nourriture sont participatives.

Laignes, immense fenêtre ouverte sur le monde, au croisement du documentaire et de la fiction. Tous les films font l’objet de discussions, ou sont plutôt le sujet de dialogues dans le sens où le sujet définit la phrase. Car il s’agit de chercher comment parler du cinéma, de creuser les images, d’en atteindre la profondeur, le sens caché, à la façon d’un géologue qui étudierait les strates d’un paysage. Justement, le paysage.

Filmer le paysage

A titre d’exemple, en trente ans, Jean-Jacques Andrien a filmé une trilogie dans la région des Fourons en Belgique. (Le Grand paysage, d’Alexis Droeven, Il a plu sur le grand paysage et Mémoires.) A la vision des films, on voit comment l’agriculture artisanale s’est peu à peu transformée en agriculture productive industrielle : « en mai, le paysage était blanc comme neige avec les fruitiers. Ensuite quand on a supprimé les arbres, il était vert et enfin en le regardant, on voyait la fracture » expliquait le cinéaste. « Ma démarche est de vivre là où je vais tourner, et à travers ce vivre ensemble, j’en extrait une fiction ou un documentaire ». Aussi le réalisateur filme un monde qui change : « Le cinéma c’est la mémoire du monde. L’argentique se conserve, le numérique non. Les films sont appelés à disparaître. En filmant en 35 mm, dans cinquante ans on pourra encore entendre les paysans ».

Ce qui amène à la conclusion de Patrick Leboutte : « Les gens défendent une terre, pas un territoire. Une terre c’est une émotion sentimentale. Ici il s’agit d’un paysage rural, un paysage culturel. Le bocage ne s’est pas fait tout seul. Le paysan est sculpteur de paysage ».

Paysages encore avec la virée poétique de Villeret et Stévenin dans les mythiques forêts du Haut-Jura. Passe Montagne, présenté par le monteur-réalisateur Yann Dedet, ouvrait une brèche, un passage, sur les coulisses du film. A la question « quand sait-on que le montage est terminé ? », Yann Dedet répond : « A un moment donné, avec Stevenin, nous nous sommes dit : on arrête. C’est une des images possibles du rêve… ».

Mémoire, transmission, questions…

Les séances se poursuivent. Immense voyage entre l’universel et l’intime, un hommage a été rendu à Mireille Abramovici, co-fondatrice avec Jean-Denis Bonan de Ciné-luttes, disparue récemment. Son film Dor de dine, réalisé en 2001, a été présenté  devant un public ému. Durant toute sa vie, l’auteure écrivaine, à qui l’on doit deux livres, A l’encre rouge et Ne tirez pas, a recherché obstinément, les traces de son père, arrêté par la Gestapo et déporté quatre jours avant sa naissance.

« Si le droit d’exister est périmé le cinéma le rétablit », exprime Patrick Leboutte lors de la présentation. En faisant ce film, l’auteure avait pour principal souci de transmettre l’histoire de ses parents afin que chacun s’en empare. « Pas devoir de mémoire, écrit-elle, droit de mémoire » dans Ne tirez pas. Et c’est dans le même esprit de transmission que sa fille Julie Bonan a réalisé à son tour Que cent fleurs s’épanouissent, un film sur ses parents, interrogeant ce qu’ils étaient dans les années 70 avec sa propre perception de leur couple. Confessions dans une salle de bain, le film explose en couleurs et drôlerie.

Mémoire des hommes encore. C’est dans l’urgence que le réalisateur Nicolas Drolc prend sa caméra pour filmer Serge Livrozet hospitalisé suite à une intervention cardiaque. La Mort se mérite dresse le portrait de Serge Livrozet, figure de la contre-culture française des années 70, ancien plombier, ancien perceur de coffres-forts, fondateur avec Michel Foucault du Comité d’Action des Prisonniers, écrivain autodidacte et militant anarchiste : « J’ai voulu faire ce film en noir et blanc parce que c’est un film noir. J’ai voulu le relier à la littérature noire, à l’importance que les hommes s’accordent ».

Film sur le vieillissement. Réflexion sur la mort, la trace éphémère de l’homme sur terre évoquée par Livrozet « nous sommes une merde de passage dans l’univers », phrase à laquelle fait écho un peu plus tard les mots de Shakespeare : « La vie est un fantôme errant ».

Les films se répondent

Trois films évoquaient l’Afrique d’aujourd’hui. Jikoo, la chose espérée, d’Adrien Camus, sur les habitants de Bakadadji, village situé dans un parc national du Sénégal. Les paysans cherchent à se faire financer des clôtures pour défendre leurs champs, contre des animaux protégés qui, d'année en année, ruinent leur récolte. « C’est un film sur une rencontre qui n’aura pas lieu et qui pose cependant les termes de ce qui pourrait être une lutte car les paysans revendiquent un mode de vie rural. Pour les rencontrer nous avons commencé par bêcher avec eux », expliquait Adrien Camus co-réalisateur avec Christophe Leroy.

Dans Ce dont mon cœur a besoin, Chantal Richard montre un groupe de jeunes du Sahel Sénégalais et leurs rêves de liberté accrochés à l’usage de Facebook. Leurs publications et leurs recherches sont leurs seuls liens avec le monde dont ils sont exclus : « Le film montre la castration, reprend Patrick Leboutte. Ces jeunes qui voudraient s’émanciper par le voyage ou l’immigration sont assignés à résidence. Et le film parle de cela ».

Enfin Les deux visages d’une femme bamikélé, un film de Rosine Mbakam, questionne la vie de sa mère, et, à travers celle-ci, la sienne éloignée par l’exil. A un moment donné du film, lors d’un rituel, la mère et la fille se retrouvent ensemble dans le même plan. Patrick Leboutte commente : « c’est l’histoire d’un rapprochement entre une mère et une fille (éloignée par l’exil). C’est l’acceptation de l’une par l’autre ».

L’éducation populaire : un autre lien entre l'art et le collectif

Des débats se tiennent sur l’éducation populaire lors d’une table ronde avec des intervenants différents : Jean-Pierre Daniel, créateur–animateur de l’Alhambra à Marseille, et, à l’initiative de « Enfants de cinéma », Henri Traforetti du Groupe Medevedkine, militant culturel au CCPPO de Besançon. A Laignes, l’idée de faire renaître l’éducation populaire plane, non pas comme le fantôme d’une époque révolue, mais les prémices d’autre chose, d’un autre lien à créer entre l’art et le collectif, entre le geste de filmer et le regard du spectateur.

Dans la programmation, les films se répondent et parlent entre eux. Ils entrent dans notre imaginaire, dans un incessant mouvement entre l’image, le monde (titre d’une revue créée il y a quelques années par Patrick Leboutte). La salle ou les chaises du cinéma en plein air remettent le collectif au centre de la toile. Les Rencontres reprennent à leur compte la très belle citation de Robert Kramer : « Dans un monde googlisé, la place du cinéaste est d’être dans les replis du monde, pas dans la pensée dominante ».

Laignes est désormais un lieu à part, dans les replis du paysage rural, un lieu vivace, un chemin buissonnier où le cinéma retrouve son essence et ses racines dans le geste cinématographique des cinéastes qui arpentent le monde avec de petites caméras pour en filmer des fragments.

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